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« Essayez plutôt de comprendre l’apathie de votre monde occidental »

Voici l’apostrophe qui m’a été lancée lors de mon premier voyage à Kigali en 2004.

« Comprendre, m’a-t-il dit ?

Ah, parce que dix ans plus tard vous vous décidez à faire une escapade à Kigali, vous pensez pouvoir comprendre ce qui s’est passé ici ?

Comprendre... Comprendre quoi, exactement ?

Mais d’abord, dites-moi, vous avez fait le pèlerinage à Auschwitz ? Non ? Alors pourquoi le Rwanda ? Vous ne savez pas ? Et bien je vais vous dire pourquoi. Vous êtes venu au Rwanda parce que vous sentez confusément que ce génocide est le vôtre, je veux dire celui de votre génération.

Auschwitz, c’était celui de vos parents. C’était de l’Histoire. Ça vous concernait peut-être, ça ne vous impliquait pas vraiment. Le Rwanda, c’est votre présent. Et en 1994 vous avez été distrait à votre présent, vous avez manqué votre génocide...

Comprendre...

Il n’y a rien à comprendre. C’est très banal, vous savez. Une majorité a décidé d’en finir une fois pour toutes avec une minorité qu’elle accusait de se prendre pour l’aristocratie de la nation. Point.
Inhumanité ? Voyons, mon cher, de quelle planète tombez-vous ? Ouvrez les yeux. Relisez votre Histoire. Le massacre, les viols, le crime de masse, quoi de plus humain ? C’est même le propre de l’humain.

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Je vous l’accorde, ici on a été un peu plus loin que de coutume : nous avons affaire à un génocide. Remarquez que ce n’est jamais que le troisième ou le quatrième du siècle, selon que vous comptiez ou non ce que l’on a appelé l’auto-génocide cambodgien. (« Auto-génocide », quelle trouvaille, non ?) N’empêche, ce n’est pas le premier et nos amis Hutu n’ont rien inventé d’original, sinon le genre : le « génocide agricole », le « génocide de proximité », comme l’a défini Jean Hatzfeld.

Comprendre...

Comme si le tourisme humanitaire pouvait faire comprendre. Mais vous ne pourrez même pas entamer le mystère de ce qui s’est passé ici.

Allons, essayez plutôt de comprendre l’autre mystère, plus compact encore, celui de l’apathie de votre monde occidental. Oh, bien sûr, bien sûr, les Occidentaux ne sont pas les seuls à être restés gourds. Les Asiatiques, les Arabes, les Africains, la terre entière a détourné le regard. Mais les Occidentaux, c’est autre chose, ce sont les champions des droits de l’Homme !

Où étaient-ils, il y a vingt ans, ces athlètes de la compassion ? Nulle part, ils ne savaient ni comment se positionner ni que penser : il vous a manqué la grande puissance occidentale que vous adorez détester, et à partir de laquelle le choix du combat devient simple. Oui, vous avez besoin d’ennemi pour vous sentir vivre. Personne à haïr, dès lors personne à soutenir - et encore moins à sauver. À croire que la compassion chez vous est fille de la haine...

Je sais, c’est quelque chose de difficile à regarder en face pour un humaniste perpétuellement bourrelé de remords de ce qu’il n’a même pas commis, mais que sa race, sa classe et son aisance mettent mal à l’aise le temps d’une entrevision lucide. À demi instruit, à demi conscient, à demi sincère, éperdument citoyen et délicieusement culpabilisé...Ah, la culpabilité occidentale !

Quelle belle invention que cette espèce de cilice qui vous irrite le coeur, juste ce qu’il faut.

Allons, ne vous frappez pas, je vous charrie. Après tout, vous ne devez pas être ce qu’il y a de plus mauvais dans votre espèce. Seulement ce qu’il y a, disons de plus soft : une cervelle d’assez bonne qualité, suffisamment souple pour pouvoir à chaque évènement trouver la position raisonnablement inconfortable.

Qu’est-ce qui vous surprend au juste ? Ah, ce qui vous choque ce ne sont pas tant les tueries mais la planification de ce génocide. C’est ça ? Vous pensiez quoi ? Que les Noirs étaient décidément inférieurs aux aryens ? Allons, décrassez-vous, mon vieux ! Abandonnez vos vieilles théories sur l’inégalité des races. C’est très démodé, vous savez.

Notez que je vous comprends. Les massacres sauvages, c’est bien dans leurs mœurs, mais cette capacité organisationnelle rapide, cette efficacité exemplaire, les nègres ne vous y avaient pas habitué. Vous avez raison, nous ne sommes pas ici devant un chapelet de pogromes commis de-ci, de-là au petit bonheur la chance et dont les guerres sont coutumières.

Non, ce fut une action cohérente, aboutie, menée avec zèle selon des instructions données par des organisateurs décidés, méthodiques.

Les nazis avaient inventé le génocide industriel ; le Hutupower a réhabilité et réintroduit la dimension humaine dans le génocide. Et reconnaissons-le, l’opiniâtreté quotidienne, la conscience professionnelle et la bonne volonté avec lesquelles ses exécutants ont accompli leur mission, forcent l’admiration. Et le courage a été récompensé. Avec les armes les plus rudimentaires du monde, la machette et la lance (et quelques grenades, tout de même), ces artisans ont fait mieux que les industriels. Entre 800 000 et un million de morts en quelque cent jours. Cinq fois plus performant que les nazis avec leurs chambres à gaz et tout leur bataclan sophistiqué.

Et bien, voulez-vous que je vous dise ? Le fait que, malgré les progrès de la science et de la technique, l’homme nu, armé de sa seule détermination, de son seul enthousiasme, l’emporte sur la machine, rend optimiste quant à la capacité d’adaptation de l’espèce humaine… »