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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

I. LA SECONDE GUERRE MONDIALE

La Palestine dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale – « Nous continuions à prôner l’évacuation des Britanniques, même au prix du sang... » – Juifs et Arabes face à l’avancée allemande – Conférence sioniste extraordinaire à New York – Ben Gourion, le pragmatique, et Begin, l’idéologue – Terrorisme juif – Création de la Ligue arabe – Découverte du génocide.

ANDRÉ VERSAILLE : En septembre 1939, la guerre commence en Europe. Elle deviendra bientôt mondiale.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, et l’opinion publique égyptienne est alors grosso modo divisée en trois courants. Le premier considère que l’Égypte n’a rien à gagner à participer à cette guerre : c’est notamment le cas des fondamentalistes musulmans qui estiment qu’il s’agit d’une guerre entre « Croisés ». Le deuxième courant, plutôt pro-Allemand, pense que si l’Allemagne devait l’emporter, les Britanniques seraient contraints d’abandonner l’Égypte qui accéderait alors à l’indépendance. Enfin, le troisième courant se compose de gens plus occidentalisés qui saisissent la signification du nazisme, de sa doctrine raciste, et craignent qu’une victoire de l’Allemagne n’entraîne la domination de celle-ci sur l’Égypte et fasse des Égyptiens des citoyens de second ordre.
En 1940-1941, à l’Université, nous continuions à prôner l’évacuation des Britanniques, même au prix du sang (et de notre sang). Je me souviens à ce propos d’un professeur de littérature anglaise qui, voulant nous tourner en ridicule, avait écrit au tableau : « vacuation with blood = menstruation. » Nous étions donc pratiquement aussi hostiles aux Anglais qu’aux Allemands. Et si nous ne souhaitions pas la victoire des nazis, nous espérions tout de même qu’après le conflit, l’Angleterre se retrouverait tellement affaiblie qu’elle n’aurait plus d’autre choix que d’accorder sa pleine indépendance à l’Égypte.

ANDRÉ VERSAILLE : Et dans le Yichouv, comment voit-on le début de cette guerre ?

SHIMON PERES : Comme vous pouvez l’imaginer, nous étions effarés devant l’avance fulgurante des armées allemandes un peu partout en Europe. La défaite si rapide de la Pologne nous avait semblé incroyable. Et l’effondrement de la France, alors ! Bien sûr, nous redoutions par-dessus tout l’arrivée prévisible des nazis au Moyen-Orient. D’où notre totale ambiguïté envers les troupes britanniques que nous considérions comme une armée ennemie occupant notre pays, mais que nous espérions en même temps, et de toute notre âme, voir contenir l’avance des colonnes de blindés allemandes. Par ailleurs, nous éprouvions une grande admiration pour Winston Churchill qui était parvenu à déterminer son peuple à résister héroïquement aux incessants bombardements allemands.

ANDRÉ VERSAILLE : Quelques mois avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, le 17 mai 1939, Londres avait publié son « Livre blanc » dont vient de parler Boutros Boutros-Ghali et qui limitait sérieusement le quota des Juifs autorisés à immigrer en Palestine ainsi que les achats de terres par les Juifs. Comment cela est-il vécu par le Yichouv ?

SHIMON PERES : Mal, bien sûr, mais là encore, nous allions vivre cette situation dans la contradiction puisque, dès le début de la guerre, notre mot d’ordre sera : « Combattre le “Livre blanc” comme si nous n’étions pas en guerre, et lutter aux côtés des Britanniques comme s’il n’y avait pas de “Livre blanc”. » Et de fait, beaucoup de membres du Yichouv, dont mon père, s’engageront dans la brigade juive qu’avait créée en son sein l’armée britannique, tandis que d’autres rejoindront la Haganah.
Pendant la guerre, 25 000 à 28 000 Juifs sont entrés dans l’armée britannique ; et si au Yichouv, nous étions opposés à la politique de Londres en Palestine, à l’intérieur de l’armée, les relations étaient bonnes puisque nous avions les mêmes préoccupations et combattions le même ennemi. Les Anglais n’avaient pas de raison de se plaindre de nous, car il était patent que nous étions prêts à lutter jusqu’au bout pour contribuer à la victoire sur les nazis.
Il n’y aura guère que les groupes sionistes extrémistes comme le Lehi et l’Irgoun qui combattront avec la même conviction et la même violence les Britanniques et les Allemands.

ANDRÉ VERSAILLE : Pendant de longs mois, les armées allemandes volent de victoire en victoire jusqu’à débarquer en Afrique du Nord. Comment réagit-on au Caire lorsque l’on voit que des troupes nazies ne sont plus qu’à quelques encablures du territoire égyptien ? Croit-on alors que l’Allemagne sortira vain- queur de la guerre ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Lorsque les Allemands parviennent à El-Alamein, à 60 kilomètres d’Alexandrie, Le Caire est en effervescence : les ambassades américaine et britannique s’empressent de brûler leurs archives et l’on construit à la hâte des tranchées au pied des pyramides pour tenter d’empêcher l’entrée des forces allemandes au Caire. Bon nombre d’Égyptiens pensent alors que l’Allemagne sortira victorieuse de la guerre et l’on assiste à l’émergence de mouvements poli- tiques pro-Allemands. Il faut préciser que, contrairement à l’idée que l’on pouvait se faire dans le Yichouv, telle que la rapporte Shimon Peres, le fait d’être du côté des Allemands n’impliquait pas nécessairement une quelconque sympathie pour l’idéologie nazie qui souvent n’était pas même perçue : il s’agissait essentiellement d’appuyer la puissance qui pouvait nous débarrasser des Anglais. Il n’y avait pas d’accointance idéologique, seulement l’obsession de se défaire de l’occupation britannique et plus généralement de l’occupation étrangère. Y avait-il de l’antisémitisme dans ces mouvements ? Pas nécessairement ; disons qu’ils étaient xénophobes de manière globale, et surtout anticolonialistes. Ils s’attaquaient donc à tout ce qui symbolisait ou représentait la présence étrangère. Cette attitude est à mettre en relation avec ce qui se passera, quelques années plus tard, en janvier 1952, lors de l’incendie du Caire : les foules détruiront les grands magasins, les hôtels, les cinémas, et il est difficile de dire si ces actes de vandalisme trouvaient leur origine dans la haine du luxe ou dans celle des étrangers, ou plus subtilement encore dans la haine de l’étranger qui avait les moyens de fréquenter ces lieux de prestige alors que la grande majorité de la population ne pouvait se le permettre.

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La rencontre entre Hadj Amin al-Husseini, « Grand Mufti de Jérusalem et Hitler en 1941

ANDRÉ VERSAILLE : La guerre embrase le monde, les troupes nazies accumulent les victoires. Pourtant les sionistes continuent de travailler au projet d’un État juif. À partir de quand le projet sioniste vous semble-t-il devenir réaliste ?

SHIMON PERES : C’est difficile à dater, mais je dirais qu’en tout cas en mai 1942, lors de la Conférence sioniste extraordinaire dite de Biltmore, à New York, nous acquerrons la conviction que notre État verra le jour avant longtemps. Il devient clair que ce projet n’a plus rien d’une utopie et que la présence britannique va s’achever : les Anglais eux-mêmes commencent à renâcler.
C’est lors de cette Conférence que le mouvement sioniste international discute de l’idée du partage de la Palestine en deux États proposée, en 1937, par une commission d’enquête britannique, la Commission Peel. Pour la droite comme pour l’aile révisionniste du mouvement sioniste, et ce depuis Jabotinsky, son fondateur, l’État juif devait s’étendre sur toute la Palestine, y compris sur la rive orientale du Jourdain. Pour Ben Gourion, en revanche, il s’agissait de se mobiliser le plus rapidement possible en faveur de la création d’un État juif. Les persécutions antisémites étant de plus en plus tragiques, il pensait que la seule planche de salut pour les Juifs était la création d’un État-refuge qui leur soit propre. À la différence de la droite, Ben Gourion estimait que la rapidité de sa création était bien plus importante que sa dimension.
En fin de compte, le « plan Biltmore » soutiendra le principe de la partition de la Palestine et se prononcera en même temps en faveur de l’immigration illégale en Eretz Israël. Personnellement, j’adhérais tout à fait à ces positions.

ANDRÉ VERSAILLE : Pourtant la droite, et notamment Begin, le dirigeant de l’Irgoun à partir de 1943, continuera à lutter ouvertement pour un État juif sur toute la Palestine.

SHIMON PERES : Oui, et les deux tendances continueront à rivaliser jusqu’en 1948.
En fait, tout opposait Begin à Ben Gourion : le premier était un idéologue qui affectionnait la rhétorique, alors que le second était un pragmatique qui détestait toute rhétorique, ne s’intéressait qu’à l’évolution de la situation sur le terrain et basait sa politique sur les réalités des rapports de force.

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David Ben Gourion

ANDRÉ VERSAILLE : D’aucuns prétendent pourtant que les buts de Ben Gourion et de Begin étaient semblables et qu’ils ne différaient que sur les moyens d’y parvenir. Ainsi, pour Ben Gourion, l’acceptation du partage n’aurait été qu’un premier pas : une fois l’État établi, les Israéliens pourraient en envisager l’agrandissement.

SHIMON PERES : Même selon cette interprétation des choses, Ben Gourion, en ce qu’il savait faire la part entre le rêve et la réalité, se montrait plus réaliste que Begin. Cela dit, je ne crois pas du tout que Ben Gourion avait des arrière-pensées de conquête. La meilleure preuve en est qu’après la victoire de la guerre des Six Jours, en 1967, il se dira en faveur de la restitution des territoires conquis (à l’exception de Jérusalem) en échange de la paix. Franchement, c’est un mauvais procès que rien ne vient étayer. Tous ceux qui ont connu Ben Gourion vous le diront, c’était un homme d’une très grande intégrité.

ANDRÉ VERSAILLE : Pendant la guerre, Churchill se prononce clairement en faveur du projet sioniste. En octobre 1941, il déclare : « Je peux dire d’emblée que si la Grande-Bretagne et les États-Unis sortent victorieux de cette guerre, la création d’un grand État juif en Palestine peuplée de millions de Juifs constituera un des grands points de discussion de la Conférence de la Paix. » Qu’est-ce qui motivait Churchill à soutenir les sionistes ?

SHIMON PERES : Churchill avait été proche de ces Anglais qui, autour de Lord Balfour, avaient considéré que le peuple juif avait droit à un « foyer national » : la Grande-Bretagne avait bien créé la Transjordanie en 1921, pourquoi refuserait-elle la création d’un État juif à côté de celle-ci ? Ensuite, la persécution nazie l’avait convaincu de la nécessité de cet État, ne serait-ce que comme refuge. Enfin, ses relations avec les élites politiques américaines, au sein desquelles les Juifs jouaient un rôle non négligeable, ont dû renforcer cette conviction.

ANDRÉ VERSAILLE : Au début de l’année 1944, l’Irgoun et le Lehi reprennent avec plus de violence leur lutte contre les forces britanniques et optent délibérément pour le terrorisme. Les attentats visent les centres d’impôts, les commissariats et les offices d’immigration. Au Caire, le 6 novembre 1944, des activistes du Lehi assassinent Lord Moyne, ministre résidant au Moyen-Orient (pour mémoire, celui-ci s’était opposé au plan de sauvetage des Juifs hongrois au mois de mai, qui prévoyait d’échanger des Juifs en instance de déportation contre des camions). Ces exactions terroristes sont apparemment condamnées par la Haganah.

SHIMON PERES : Nous étions profondément choqués par le terrorisme en général et par l’assassinat de Lord Moyne en particulier. Pour des raisons mora- les, bien sûr, mais nous pensions que ce meurtre était, de surcroît, une terrible erreur politique : Moyne était un ami personnel de Churchill, qui ressentira cet assassinat comme une atteinte personnelle et il encouragera les autorités égyptiennes à exécuter les coupables. C’est également à la suite de ce meurtre que Churchill va retirer son soutien au plan de partage de la Palestine.

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Menahem Begin lors d’un meeting.

Nous étions tous contre les Britanniques, mais nous refusions le terrorisme auquel recouraient le Lehi et l’Irgoun. La Haganah et l’Irgoun n’avaient pas les mêmes positions sur la stratégie à suivre. La Haganah estimait qu’il fallait met- tre en place une résistance armée capable de lutter contre l’ennemi arabe, mais qu’en même temps, la coopération avec la puissance britannique était indispensable pour mieux asseoir notre force. Elle avait la conviction que seules les situations de fait pourraient entraîner l’établissement d’un État juif, c’est pourquoi elle prônait la multiplication des colonies juives. De son côté, l’Irgoun, qui n’avait fondé presque aucune colonie, menait peu d’actions antiarabes et beaucoup plus d’actions antibritanniques.

ANDRÉ VERSAILLE : Il existait pourtant des liens entre la Haganah, l’Irgoun et le Lehi.

SHIMON PERES : C’est vrai, mais c’étaient des liens informels. Il est évident que dans notre situation, il était difficilement concevable de considérer les combattants de l’Irgoun et du Lehi comme des ennemis et nous voulions à tout prix éviter tout conflit sérieux entre nous. Néanmoins, il nous est arrivé plus d’une fois de nous ranger du côté des Britanniques pour combattre les terroristes, lorsque nous estimions que leurs actions portaient plus de préjudices à la cause sioniste qu’elles ne la favorisaient. Ainsi, après l’assassinat de Lord Moyne par le Lehi ou après que l’Irgoun eut pendu des soldats anglais en mesure de représailles à l’exécution de Juifs, la Haganah a-t-elle tenté de se coordonner avec l’armée anglaise pour empêcher l’extrême droite de commettre ce type d’exaction.

ANDRÉ VERSAILLE : Et ce fut efficace ?

SHIMON PERES : C’était selon : parfois oui, parfois non.

ANDRÉ VERSAILLE : Du côté arabe, les représentants de sept pays arabes (l’Égypte, la Transjordanie, la Syrie, le Liban, l’Irak, l’Arabie saoudite et le Yémen) se réunissent du 25 septembre au 7 octobre 1944, à Alexandrie, pour fonder la Ligue arabe (la Charte est officiellement signée au Caire le 22 mars 1945).

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, il s’agit de favoriser l’unité des pays arabes et de coordonner la politique de ses États membres. Il ne faut pas oublier qu’au moment de la création de la Ligue arabe, il n’y a pas un seul pays arabe qui ne soit occupé par des forces étrangères. On pourrait donc qualifier la Ligue arabe d’association d’États en voie de libération. Vous remarquerez ensuite qu’entre autres dispositions, sa charte consacre un important paragraphe à la question palestinienne. L’un des articles stipule qu’« il ne peut être porté atteinte aux droits des Arabes [palestiniens] sans danger pour la paix et la stabilité dans le monde arabe » ; que les États arabes sont « les premiers à regretter les terribles souffrances infligées aux Juifs d’Europe. [...] Mais le problème de ces Juifs ne devrait pas être assimilé à celui du sionisme, car il ne peut exister de plus grande injustice ni de plus grave agression que de résoudre le problème des Juifs d’Europe en [...] infligeant une autre injustice aux Arabes de Palestine. » On mesure à cette lecture l’importance que revêtent à ce moment-là pour le monde arabe la Palestine et Jérusalem, menacées par l’immigration juive.

ANDRÉ VERSAILLE : La Palestine ou Jérusalem ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : La Palestine et Jérusalem.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment les Égyptiens, par exemple, considèrent-ils Jérusalem ?
BOUTROS BOUTROS-GHALI : Jérusalem est un Lieu saint extrêmement important, tant pour les Musulmans (c’est la troisième ville sainte de l’islam) que pour les Coptes. S’il en a les moyens, tout Musulman, vous le savez, se doit de faire au moins une fois dans sa vie un pèlerinage à La Mecque et, lorsqu’il en revient, il est devenu un « Hadj ». Les Coptes, quant à eux, se rendent en pèlerinage à Jérusa- lem, dont ils retournent, eux aussi, auréolés puisqu’ils sont alors considérés comme « Mouqaddas », comme « bénis ». Jérusalem constitue donc une ville doublement sainte pour la population égyptienne : étape capitale dans le voyage de Mahomet, aux yeux des Musulmans, elle est en même temps, pour les Coptes, la ville qui abrite le tombeau du Christ.

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Vue de Jérusalem (années 40)

ANDRÉ VERSAILLE : La position que va prendre la Ligue arabe en faveur des Palestiniens n’est pas sans ambiguïté : si ses États soutiennent conjointement les demandes fondamentales des Palestiniens, ils s’arrogent le droit de désigner le représentant de ces derniers tant que la Palestine n’aura pas accédé à l’indépendance. Toute initiative politique palestinienne reviendra donc pour longtemps aux chefs d’États arabes ; de même, les décisions politiques importantes concernant la résistance arabe au sionisme se prendront au Caire et non à Jérusalem. Les États de la Ligue arabe agissent donc en nom et place des Palestiniens, dépossédant ceux-ci de leur projet. Comment expliquez-vous cette politique ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Les États arabes se substituent aux Palestiniens pour la simple et bonne raison que ceux-ci ne sont pas admis à siéger dans les conférences internationales. Ce phénomène, que vous qualifiez de « dépossession », n’a rien d’exceptionnel dans ce genre de situation. On trouve de nom- breux précédents dans l’histoire de la décolonisation et des mouvements de libération : des États indépendants parrainent des nations qui ne le sont pas ; ce fut le cas pour les Tunisiens, les Marocains ou les Algériens.
Cela étant, il est très difficile d’apprécier le degré d’engagement des autorités arabes en faveur de la Palestine, car le monde arabe était alors divisé sur les priorités politiques. Certains privilégiaient la lutte pour l’indépendance de tous les États arabes ; d’autres estimaient qu’il valait mieux commencer par lutter pour l’indépendance totale de l’Égypte (qui en 1945-1946 était toujours sous contrôle anglais), car une fois celle-ci émancipée, nous serions mieux armés pour défendre les autres causes arabes ; enfin, pour les fondamentalistes, la Palestine passait avant tout.
Si l’on veut comprendre les positions arabes sur la Palestine, il faut replacer l’histoire du conflit judéo-arabe dans le contexte plus large du processus de la décolonisation.

ANDRÉ VERSAILLE : À cette époque, les autorités arabes sont pro-occidentales et pas particulièrement anticoloniales. Comment la conscience politique anti-colonialiste pénètre-t-elle la population ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Si les autorités soumises à une occupation étrangère étaient de fait amenées à collaborer avec les Alliés qui avaient gagné la guerre, la population n’était pas dans le même état d’esprit. La conscience politique anticolonialiste avait pénétré l’Afrique arabe dès le lendemain de la Première Guerre mondiale : lorsqu’en 1919, le président Wilson avait prôné parmi ses quatorze points le droit à l’autodétermination des peuples, les nations colonisées se sont senties confortées dans leurs revendications. En Égypte, seule une infime minorité des politiciens restera en faveur d’une relation privilégiée avec Londres. Pour le reste, la conscience anticolonialiste était forte.

ANDRÉ VERSAILLE : La Seconde Guerre mondiale se termine en 1945. Avec le retour des déportés, le monde découvre le système concentrationnaire nazi dans toute son ampleur, en même temps que l’un de ses effets les plus monstrueux : le génocide des Juifs. Comment cette découverte est-elle reçue dans le Yichouv ?

SHIMON PERES : Nous étions au courant de persécutions, mais nous n’imaginions pas de génocide proprement dit. Nous ne savions pas qu’il existait, en plus des camps de concentration, des camps d’extermination utilisant des chambres à gaz. Ce n’est qu’à la fin de la guerre que nous mesurerons toute l’horreur de la tragédie. Personne n’était préparé à apprendre que le tiers de notre peuple, en ce compris les enfants, avait été massacré. Plus les choses se précisaient, plus ce fait fut difficile à comprendre et encore plus à admettre.
Cette brutale découverte eut évidemment une influence sur notre détermination à combattre : la création d’un État juif s’avérait désormais indispensable. Sa légitimité devenait d’autant plus évidente que la plupart des États fermaient leurs portes aux survivants du génocide. Sans la Shoah, l’État juif se serait bâti de toute façon, mais plus lentement. C’est la Shoah qui en a accéléré le processus : il y avait urgence manifeste.
Et très vraisemblablement le génocide a-t-il provoqué la sympathie de pas mal de peuples pour la cause sioniste : on ne pouvait plus nier que le peuple juif avait droit à un État.

ANDRÉ VERSAILLE : Du côté arabe, comment la découverte de ce génocide est-elle perçue ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Disons-le nettement, quelle que fut son horreur, le monde arabe ne se sentait pas impliqué dans ce génocide. Il s’agissait de monstruosités commises par des Européens sur des Européens : ce drame faisait partie des drames de la guerre, et en l’occurrence, d’une guerre dans laquelle les Arabes n’étaient pas partie prenante. Ce désintérêt peut vous paraître choquant, mais je vous ferai remarquer qu’il est à peu près analogue à celui des Occidentaux face au génocide du Rwanda en 1994 ou du Darfour en 2004 et en 2005. Reconnaissez que les Occidentaux, de manière générale, sont restés assez indifférents face aux tragédies africaines.
Pour une partie de l’opinion arabe, en favorisant la création d’Israël, les Occidentaux se mettaient en règle avec leur conscience au détriment des Arabes. En même temps, cet État juif (donc occidental) en Palestine était manifestement appelé à devenir une tête de pont qui pouvait servir de base militaire occidentale, d’autant plus stratégique du fait des ressources pétrolières de la région.