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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

IV – SUEZ : DE LA CRISE À LA GUERRE

« Je prends le Canal ! » – « Un nouvel Hitler ! » – Israël réfléchit à une guerre préventive – Alliance franco-anglo-israélienne – La campagne de Suez – Nasser : de la défaite militaire à la « victoire politique » – Israël vainqueur, classé « agent de l’impérialisme occidental

ANDRÉ VERSAILLE : Cette même année 1956, Nasser essaie de faire financer un grand barrage à Assouan par les Américains. Les négociations commencent, puis, brusquement, le 13 juillet 1956, le secrétaire d’État, Foster Dulles, annonce que Washington renonce à financer le barrage en raison, dit-il, de l’état désastreux de l’économie égyptienne.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je ne crois pas que ce fut la vraie raison. Je pense plutôt que les accords de ventes d’armes passés entre la Tchécoslovaquie et l’Égypte, depuis septembre 1955, ont mécontenté les États-Unis qui ne croyaient pas au non-alignement et considéraient que chaque État devait clairement choisir son camp.

ANDRÉ VERSAILLE : Un peu plus tard, le 26 juillet 1956, à Alexandrie, Nasser prononce un grand discours à l’occasion du quatrième anniversaire du renversement de la monarchie. Il entame son laïus en stigmatisant « l’impérialisme américain qui humilie et insulte les Égyptiens ». Puis soudain, voici qu’il déclare que, puisque les Américains refusent de lui accorder les crédits nécessaires pour financer le barrage d’Assouan, il « prend le Canal » ! Et de fait, il nationalise immédiatement la Compagnie du canal de Suez qui grosso modo appartenait aux Anglais et aux Français. C’est un coup de théâtre auquel apparemment personne ne s’attendait. Qu’avez-vous pensé de ce geste ce jour-là ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Permettez-moi de vous faire d’abord remarquer que la Compagnie du canal de Suez était une société anonyme dont les actions étaient réparties entre de nombreux actionnaires et qu’elle n’appartenait ni aux Français, ni aux Anglais, mais à l’Égypte. De plus, la Compagnie du canal devait de toute façon revenir douze ans plus tard à l’Égypte, puisque le bail signé en 1858 devait prendre fin en 1968. Je pense que Nasser était donc en droit de nationaliser la société chargée de sa gestion. Cela dit, pour répondre à votre question, au moment de l’annonce de la nationalisation, je me trouvais à La Haye, et ma première réaction a été de penser que nous prenions un risque démesuré.

ANDRÉ VERSAILLE : Lorsqu’il lance ce geste de défi, Nasser pense-t-il que les Occidentaux ne réagiront que mollement, et en tout cas pas militairement ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Nous sommes alors un an après Bandung, dans une période où le tiers-monde se sent porté par le vent de l’Histoire. Alors, ce geste que les Occidentaux jugent insensé ne l’était peut-être pas aux yeux de Nasser. Je pense qu’il le voyait comme un coup audacieux mais pas absurde. Il a pu se dire que, suite à son initiative, une négociation allait être entamée et que celle-ci pourrait procurer des bénéfices à l’Égypte.
La population égyptienne a d’ailleurs réagi avec enthousiasme à ce coup d’éclat. En revanche, une partie de l’ancienne classe dirigeante, qui avait été dépossédée de ses biens et écartée du pouvoir, espérait que cet événement mettrait fin au régime nassérien. Quant aux populations du monde arabe, elles se sont totalement mobilisées en faveur de Nasser : il était le héros qui avait osé défier les grandes puissances coloniales.

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En ce qui me concerne, cette nationalisation ne me paraissait pas du tout illégitime, et je me suis exprimé à plusieurs reprises publiquement, lors de conférences ou dans des articles, pour en expliquer la légitimité. Car si j’étais opposé à la politique économique socialiste de Nasser, j’adhérais tout à fait à sa politique étrangère : non-alignement, assistance à l’Afrique, tiers-mondisme, arabisme et surtout ouverture de l’Égypte sur le monde extérieur. Concernant la politique intérieure, sa lutte contre les Frères musulmans (chose que l’on ne souligne pas assez) et les communistes (malgré des rapports qui allaient devenir de plus en plus étroits avec l’Union soviétique) avait également mon soutien, tout comme sa volonté de freiner le repli identitaire. Cela m’a paru suffisam- ment important pour que je lui accorde mon appui.

ANDRÉ VERSAILLE : Vous étiez donc d’accord avec tout ce que faisait Nasser, à l’exception de sa politique économique « socialiste » ? Pourquoi ? L’héritier d’une grande famille ne pouvait pas accepter la redistribution des biens ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : La politique économique de Nasser ne se limitait pas à la réforme agraire. Il s’agissait surtout de remplacer le secteur privé par un secteur public aux mains d’une bureaucratie incompétente et corrompue, ce qui ne me paraissait pas pouvoir donner de bons résultats. Quant à la réforme agraire, il ne suffit pas d’opérer une redistribution des terres, encore faut-il s’assurer que ceux auxquels on les octroie possèdent un minimum de compétences et de moyens pour les mettre en valeur. Or, cette redistribution s’est faite sans tenir compte de la qualité des terres, ce qui a plongé le pays dans une situation économique difficile, car les paysans n’avaient pas les moyens d’exploiter des terres pauvres nécessitant des engrais et des soins particuliers.

ANDRÉ VERSAILLE : Par contre, vous pensiez que sur le plan de la politique étrangère Nasser faisait avancer son pays ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui. C’est tout de même grâce à lui que l’Égypte va jouer un rôle à l’échelle internationale, qu’il s’agisse de son appui à la décolonisation du monde arabe et du continent africain, de son jeu au sein du mouvement des non-alignés, de son combat en faveur de la cause du sous-développement, etc. L’Égypte, sous son impulsion, est devenue un grand acteur sur l’échiquier international.

ANDRÉ VERSAILLE : Pourtant, Nasser n’a pas opéré ce rapprochement avec l’Occident que vous appeliez de vos vœux.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Lorsque je dis que j’aspirais à voir l’Égypte s’ouvrir à l’Occident, j’entends, plus largement, s’ouvrir à la modernisation. Le rapprochement avec la Russie communiste constitue dès lors une ouverture à l’Occident. Certes, l’URSS n’est pas l’Occident capitaliste, mais c’est l’Occident tout de même (et le marxisme est une idéologie occidentale).

ANDRÉ VERSAILLE : La nationalisation du canal de Suez provoque la colère des Occidentaux qui vont qualifier Nasser de « nouvel Hitler » : cette nationalisation est comparée à la militarisation de la Rhénanie, et une absence de réaction équivaudrait à se conduire comme les « Munichois » de 1938.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, et dans le même temps, on verra la presse occidentale gloser sur le fait que jamais les Égyptiens ne seraient capables de faire fonctionner correctement le Canal, et qu’il finirait par s’ensabler.
Il faut cependant reconnaître qu’au-delà de cette caricature, la crainte que nourrissent les Occidentaux à l’égard de Nasser est sans doute excessive, mais pas tout à fait sans fondement : à cette époque, Le Caire, au cœur du front anti- colonial, est devenu la métropole de tous les mouvements indépendantistes ou tiers-mondistes qu’elle finance ou arme. Et cet activisme anticolonialiste se fait sentir sur tout le continent africain, tandis que les empires anglais, français et portugais périclitent.

ANDRÉ VERSAILLE : Les Anglais et les Français, principaux actionnaires de la Compagnie de Suez, n’acceptent pas ce coup de force et décident de lancer une opération militaire contre l’Égypte. Ils vont s’allier à Israël pour la mener à bien. Comment les choses se passent-elles et quels sont les intérêts qui poussent Israël à se joindre aux Français et aux Anglais ?

SHIMON PERES : Nous avions, bien entendu, nos propres intérêts dans cette campagne. Fin 1955, Nasser nous avait fermé le détroit de Tiran (blocus qu’il renforça encore en nous fermant l’espace aérien du golfe d’Aqaba, ce qui nous obligea à suspendre nos vols vers l’Afrique du Sud). Il s’agissait clairement d’un casus belli. Parallèlement, le rapprochement de l’Égypte avec l’Union soviétique qui lui fournissait des armes extrêmement sophistiquées, alors que nous étions toujours victimes d’un embargo, allait accroître notre inquiétude. À cela il faut ajouter les exactions terroristes exécutées par des fedayin palesti- niens armés par Le Caire, et dont beaucoup arrivaient de Gaza. À la veille de la campagne du Sinaï, notre situation était donc particulièrement préoccupante.
C’est pourquoi nous nous sommes préparés à lancer une guerre préventive contre l’Égypte avec un triple objectif : rouvrir le détroit de Tiran, détruire les bases des fedayin et briser l’armée égyptienne avant que celle-ci ne soit capable de se servir de ses nouvelles armes soviétiques.

ANDRÉ VERSAILLE : La France et l’Angleterre sont-elles dès le début tout à fait décidées à intervenir militairement ? Et de leur côté, comment les États- Unis considèrent-ils la situation ?

SHIMON PERES : Les États-Unis, estimant que le temps jouait contre Nasser, étaient partisans d’attendre et de faire tomber le raïs plus tard par un coup d’État ; la Grande-Bretagne aurait préféré recourir pendant deux mois encore à des moyens pacifiques ; par contre la France préconisait une action immédiate, ce que j’eus personnellement l’occasion de vérifier. En août 1956, en effet, au cours d’un de mes voyages à Paris, le ministre de la Défense, Bourgès- Maunoury, me laissa entendre que la France envisageait de prendre des mesures militaires contre Nasser. Celles-ci pourraient revêtir la forme d’une action directe contre lui, avec l’éventuelle collaboration de l’Angleterre. Outre la nationalisation du Canal, la France reprochait à Nasser son aide aux rebelles du FLN algérien. Bourgès me demanda alors combien de temps il faudrait à l’armée israélienne pour atteindre Suez en traversant le Sinaï. Je répondis qu’il fallait compter une dizaine de jours. Ma réponse fit sourciller certains généraux qui participaient à cette réunion. Mon estimation leur semblait bien trop courte. Bourgès-Maunoury me dit : « Shimon, vous êtes trop optimiste. Mes experts pensent qu’il faudrait compter environ trois semaines. »

ANDRÉ VERSAILLE : Si vous avez pu répondre spontanément de façon si précise, c’est que des plans avaient déjà été élaborés, non seulement pour faire sauter le verrou du détroit, mais carrément pour attaquer l’Égypte.

SHIMON PERES : Oui, car, comme je vous l’ai dit, nous craignions par-dessus tout les nouvelles armes égyptiennes fournies par les Tchèques. De retour en Israël, j’ai rapporté à Ben Gourion et Dayan mes entretiens avec les Français. Ils étaient évidemment très intéressés, mais Ben Gourion a aussitôt déclaré que jamais l’armée israélienne ne se mettrait au service de pays étrangers : si nous devions nous engager dans cette guerre, et quand bien même elle se ferait en alliance avec les Français et les Anglais, nous la ferions d’abord pour notre compte.

ANDRÉ VERSAILLE : Et comment a réagi la classe politique israélienne à ce projet ?

SHIMON PERES : Elle était divisée. À droite, le Herout de Menahem Begin réclamait une guerre préventive, tandis que Ben Gourion restait partagé parce qu’il redoutait le bombardement des villes israéliennes par les forces égyptiennes.
Cela étant, nous ne nous serions pas lancés dans la campagne de Suez si la France et l’Angleterre n’avaient pas envisagé d’intervention. Nous ne pouvions pas nous engager seuls dans une guerre pour libérer le détroit de Tiran, car Israël aurait été alors condamné par la communauté internationale. La collaboration de la France et de l’Angleterre permettait de bloquer une éventuelle résolution anti-israélienne au Conseil de sécurité de l’ONU. En outre, l’engagement de la Grande-Bretagne auprès d’Israël empêchait d’office toute manœuvre militaire britannique contre nous. Car Ben Gourion ne faisait pas du tout confiance à celle qu’il appelait « Albion », « la perfide Albion » : il pensait que le gouvernement britannique, qui avait signé un accord militaire avec la Jordanie, était prêt à payer n’importe quel prix pour gagner complètement la confiance arabe, y compris celui d’une guerre contre nous. Cette appréhension se trouvait confortée par l’attitude du Premier ministre britannique, Sir Anthony Eden, qui maintenait visiblement une politique pro-arabe active et soutenait officiellement la Jordanie : ainsi, après notre raid de représailles contre la station de police jordanienne de Qalqilya, le 10 octobre 1956, le chargé d’affaires britannique avait mis en garde Ben Gourion : en vertu de l’accord militaire jordano-britannique, la Grande-Bretagne se devait d’assister les Jordaniens victimes d’attaques de notre armée.

ANDRÉ VERSAILLE : Quels sont les facteurs qui ont décidé la France et l’Angleterre à s’engager dans une opération militaire ?

SHIMON PERES : Pour ce qui est de la France, deux événements ont vraisem- blablement pesé : le 20 octobre, un navire égyptien chargé d’armes destinées aux rebelles du FLN avait été intercepté par la France ; le même jour, le résultat des élections législatives jordaniennes fut connu : les pronassériens rempor- taient la majorité, plaçant du même coup la Jordanie dans le camp égyptien et antibritannique. Cette évolution rapide de la situation engageait la France à agir d’autant plus vite qu’il serait extrêmement difficile pour les forces françaises basées en Algérie de rejoindre Suez en hiver.

ANDRÉ VERSAILLE : Vous finissez donc par parvenir à un accord avec les Anglais et les Français. Sur quelles bases ?

SHIMON PERES : Ben Gourion a posé ses conditions, à savoir que nous serions partenaires à égalité avec la France et la Grande-Bretagne. Nous avons élaboré une stratégie commune. Cependant, si nous étions prêts à coordonner le calendrier de la campagne, nous n’étions pas prêts à coordonner nos opérations. Le principe de l’accord était le suivant : Israël lancerait seul une opération contre Le Caire et ce « prétexte israélien » permettrait aux Français et aux Anglais d’intervenir dans un deuxième temps pour « séparer les belligérants ».
Ben Gourion, je vous l’ai dit, redoutait par-dessus tout les bombardements égyptiens : l’armée de Nasser possédait des quantités importantes de bombar- diers Ilyouchine, qu’elle pouvait impunément lancer contre les villes israéliennes, puisque Israël ne disposait pas de bombardier. Aussi Ben Gourion était-il résolu à obtenir des Français et des Britanniques un parapluie aérien en échange du prétexte israélien que nous allions leur fournir.
Le 22 octobre, à Sèvres, nous nous sommes finalement mis d’accord, la France, la Grande-Bretagne et nous, sur l’intervention en Égypte. Et une bonne semaine plus tard, le 29 octobre, les troupes israéliennes investissaient le Sinaï.
Le plan israélien comportait trois opérations combinées : le parachutage de nos forces à Mitla, à cinquante kilomètres du canal de Suez, l’avancée des blindés à l’ouest traversant la péninsule pour atteindre le Canal, enfin la progression de notre armée le long du golfe d’Eilat jusqu’à Charm el-Cheikh.

ANDRÉ VERSAILLE : Et la campagne s’est déroulée selon le plan prévu ?

SHIMON PERES : Oui et non. Nos forces ont gagné le Canal en quatre jours, et deux jours plus tard, elles ont atteint le sud du golfe d’Aqaba, détrui- sant les batteries égyptiennes qui contrôlaient le détroit. L’armée égyptienne en déroute a aussitôt battu en retraite, fuyant le champ de bataille et abandonnant d’énormes quantités d’armes et de matériel. Au total, près de quatre mille soldats égyptiens ont été faits prisonniers, contre seulement quatre combattants israéliens. La bande de Gaza est également tombée entre nos mains après une bataille acharnée. Au total, nous avons perdu 190 hommes et 800 soldats ont été blessés. On estime que les Égyptiens ont perdu entre 1 000 et 3 000 soldats.
Il était convenu que, le 30 octobre à midi, la Grande-Bretagne adresse à l’Égypte et à Israël un ultimatum exigeant le cessez-le-feu et le retrait des deux forces à au moins quinze kilomètres du Canal et que douze heures plus tard, les Britanniques commencent à bombarder les aérodromes égyptiens. L’ultimatum, accepté par Israël, fut, comme prévu, refusé par l’Égypte. Le 2 novembre, Israël prit les deux grandes villes de Gaza et d’El Arish, et le 3 novembre, nos troupes avaient conquis presque tout le Sinaï. Pour nous, la guerre était pratiquement terminée et nous n’attendions plus que le débarquement des forces françaises et britanniques.
Cependant, la France et la Grande-Bretagne, qui ne pensaient pas qu’Israël mènerait cette campagne aussi rapidement, avaient prévu d’intervenir le 6 novembre et n’envisageaient pas d’en avancer la date. C’est finalement le 5 novembre, avec une avance de vingt-quatre heures sur l’horaire convenu, mais avec un retard de près de trois jours par rapport à la campagne israélienne du Sinaï, que les parachutistes français et anglais se sont emparés de Port-Saïd et de Port-Fouad.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment cette agression est-elle vécue par les Égyptiens ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Le sentiment anticolonial redouble de vigueur et, dans la foulée, la haine anti-israélienne. L’Égypte est mobilisée derrière Nasser et prête à défendre son indépendance récemment acquise : « C’est l’impérialisme occidental dans toute son horreur qui revient et veut reconquérir l’Égypte ! Nous allons nous battre pour reprendre ce canal de Suez que nous avons construit à la sueur de notre front ! »

ANDRÉ VERSAILLE : Et les autres États arabes sont à l’unisson ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Là, les choses sont moins tranchées : pour tout dire, ces États sont dans l’expectative, d’autant que plusieurs d’entre eux sont encore inféodés à l’Occident.

ANDRÉ VERSAILLE : La victoire israélienne est acquise, mais les Soviétiques vont se manifester.

SHIMON PERES : Oui, le président du Conseil des ministres soviétique, Boulganine, envoie une mise en garde à Paris et à Londres, menaçant de recourir aux missiles nucléaires. Il adresse également une lettre à Ben Gourion, le menaçant en termes à peine voilés de la destruction d’Israël. Comme vous pouvez l’imaginer, la perspective d’une intervention soviétique dans la région, alimentée par des dépêches faisant état de préparatifs soviétiques pour envoyer des volontaires au Moyen-Orient, suscita une grande émotion en Israël.

ANDRÉ VERSAILLE : L’URSS menace d’intervenir en utilisant l’arme nucléaire, mais ce sont finalement les États-Unis qui obligeront la coalition tripartite à faire demi-tour, sauvant ainsi l’Égypte et surtout Nasser d’une défaite humiliante.

SHIMON PERES : Et, de fait, les forces franco-britanniques quitteront Suez au bout d’une semaine sans avoir pu reprendre le contrôle du Canal. Quant à nos forces, elles se retireront seulement le 5 mars 1957, après qu’Israël eut obtenu des garanties, et en particulier après que les grandes puissances maritimes (les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et le Canada) se furent engagées à garantir la liberté de la navigation dans le golfe d’Aqaba pour les bateaux israéliens.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment cette défaite militaire de l’Égypte est-elle vécue par le monde arabe ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Au début, nous pensions qu’il s’agissait d’une agression uniquement israélienne. Ce n’est que plus tard que nous apprendrons que les Israéliens avaient été appuyés par les Anglais et les Français. Ce constat va avoir une double conséquence. Premièrement, elle va permettre à Nasser de transformer sa défaite militaire en victoire politique : pour un pays du tiers-monde, être vaincu par une coalition de trois armées occidentales modernes n’est pas humiliant. Deuxièmement, la conviction que, sans les Anglais et les Français, jamais les Israéliens ne nous auraient battus semble avoir encouragé Nasser, quelque dix ans plus tard, à provoquer une nouvelle confrontation avec Israël.

ANDRÉ VERSAILLE : Malgré le rôle décisif de Washington, dans l’imaginaire arabe, ce ne sont pas les Américains qui ont tiré l’Égypte d’affaire, ce sont les Soviétiques.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Non, dans l’imaginaire arabe, ce ne sont ni les Russes ni les Américains qui ont tiré d’affaire l’Égypte : Suez est une « victoire de la diplomatie tiers-mondiste unie derrière l’Égypte ». C’est aussi le soutien du peuple égyptien à l’égard de son chef qui a eu le courage de tenir tête aux deux plus grands empires du XIXe siècle. Cela explique que l’on a pu transformer cette défaite militaire en une formidable victoire politique, non seulement de l’Égypte, mais de l’ensemble du tiers-monde arabe contre « l’impérialisme occidental ». La nationalisation du Canal était déjà considérée comme une victoire en elle-même ; le fait que, malgré la guerre menée par les Occidentaux, le Canal soit resté propriété égyptienne a renforcé le sentiment de cette victoire : « Nous avons arraché le Canal aux forces impérialistes, nous y sommes parve- nus ! Nous avons tenu ! Ils ont été obligés d’évacuer tout le territoire égyptien, y compris la bande de Gaza. »

ANDRÉ VERSAILLE : Si l’opinion internationale considère que les Français et les Anglais ont perdu la face, il n’en est pas de même pour les Israéliens qui gagnent à cette occasion leur brevet de petit David l’emportant sur le Goliath arabe.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, mais ce fut une victoire israélienne sans lendemain, puisque, sur injonction de Washington, l’armée israélienne sera, elle aussi, obligée de se retirer des territoires égyptiens, y compris de la bande de Gaza.

SHIMON PERES : L’essentiel n’est pas là. Rien de fondamental n’avait changé entre les Arabes et nous, voilà l’important. Même si cette victoire fut brillante et suscita une énorme joie en Israël, ce triomphe ne suffira pas à garantir la paix. Contrairement à l’immense majorité des pays, Israël ne semblait pas ins- tallé dans la durée. Derrière le succès se cachait toujours la menace de nouvel- les guerres. Nous conservions le sentiment qu’à chaque instant, nous étions en situation de survie, comme si notre existence physique et politique devait être régulièrement remise en cause.

ANDRÉ VERSAILLE : À partir de cette « victoire politique », Nasser devient le leader incontesté du monde arabe, et sera considéré comme un des dirigeants les plus importants du tiers-monde.

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SHIMON PERES : Oui, mais nous en restons là au niveau du discours : Nasser a perdu son armement ; nous avons fait 4 000 prisonniers ; nous avons détruit les bases des fedayin et, bien sûr, fait sauter le blocus du détroit de Tiran. Que signifie devenir un « leader incontesté » lorsque ce leader vient de subir une défaite militaire aussi cuisante ? Les proclamations égyptiennes n’étaient que des vocalises et la « victoire » de Nasser restait purement rhétorique. Quelle est la valeur d’une victoire rhétorique ? Nous sommes dans la propagande.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Mais voyons, la propagande est indissociable de la politique ! Déjà reconnu comme dirigeant tiers-mondiste à son retour de Bandung, Nasser, avec la nationalisation du canal de Suez, va en effet acquérir une stature de héros dans le tiers-monde. Bien plus, pour la population égyptienne, si la « triple et lâche agression » anglo-franco-israélienne s’est soldée, dans un premier temps, par une victoire militaire, elle s’est transformée en défaite militaire et politique avec le retrait des troupes imposé par Washington. À partir de là, l’Égypte va jouer un rôle croissant dans le monde arabe et en Afrique, suscitant la crainte des régimes arabes inféodés à l’Occident.

SHIMON PERES : Précisément, je crois que c’est cette illusion entretenue par une rhétorique à toute épreuve qui provoquera la tragédie de l’Égypte. Elle l’entraînera à développer une politique de grandeur qu’elle sera bien incapable d’assumer. Pire, cette vision que Nasser aura de son pouvoir lui fera perdre tout sens de la mesure et, comme vous venez de le dire, le poussera onze ans plus tard à s’engager dans une politique désastreuse qui provoquera la guerre des Six Jours.
Je veux bien croire qu’en prenant le pouvoir avec les Officiers libres, l’objectif premier de Nasser ait été de combattre la corruption et de relever le pays. Malheureusement, la tâche n’était pas aisée et son équipe s’est avérée incompétente. Alors, très vite, plutôt que de s’attaquer à un travail ingrat de redressement du pays, et afin de prévenir toute désillusion de la part de sa population, il a trouvé comme expédient une politique étrangère agressive censée rendre leur honneur aux Arabes.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Décidément, vous semblez accorder bien peu de crédit au processus de décolonisation du monde arabe et du monde africain auquel l’Égypte a activement contribué, ainsi qu’à la politique du non-alignement. De même, vous passez sous silence les efforts déployés par l’Égypte en matière d’industrialisation et de modernisation de la société.

ANDRÉ VERSAILLE : Après la campagne de Suez, Nasser va chasser les étrangers d’Égypte. Pourquoi ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : En réalité, ce sont trois populations qui ont dû quitter le pays : les Juifs, les Français et les Anglais. Les autres communautés étrangères comme les Grecs par exemple, ou les Arméniens, inquiets de ce cli- mat xénophobe vont, pour certains, choisir d’émigrer.

ANDRÉ VERSAILLE : Si l’on considère la richesse cosmopolite et intellectuelle de villes comme Le Caire et Alexandrie au début des années cinquante, et ce qu’il adviendra très vite de ces mêmes villes, ne peut-on pas parler de « décadence » ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Cette décadence n’est pas tant due au renvoi des minorités étrangères qu’à l’explosion démographique. En réalité, cet âge mythique du cosmopolitisme égyptien a pris fin en 1952 avec le coup d’État des Officiers libres. Pour ma part, j’ai considéré que ce renvoi des étrangers était une terrible erreur, et je l’ai d’ailleurs écrit à l’époque. Par contre, la petite bourgeoisie et la majorité de la population ont immédiatement vu le profit qu’elles pouvaient en tirer, en occupant les places vacantes.

ANDRÉ VERSAILLE : Le fait qu’Israël ait rejoint les ex-puissances coloniales dans leur agression contre l’Égypte aura pour effet de classer clairement l’État juif dans le camp occidental. Aux yeux des Arabes et des anticolonialistes, Israël est devenu l’agent de « l’impérialisme occidental ».

SHIMON PERES : Sans doute, mais c’était déjà le cas avant la campagne de
Suez.

ANDRÉ VERSAILLE : Mais cette fois, de manière plus définitive, non ? Dans une lettre adressée au roi Hussein de Jordanie, le 13 mars 1961, Nasser écrit : « Concernant [...] Israël, nous pensons que l’épine enfoncée dans le cœur du monde arabe doit en être extraite. »

SHIMON PERES : Quelle différence ? C’est le même discours arabe depuis 1948. En contrepartie de cette mise à l’index, la fulgurante victoire de Tsahal va donner à Israël un prestige incommensurable.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je suis d’accord avec vous, Suez n’a pas changé grand-chose à l’image que le monde arabe avait d’Israël qui, depuis le début, a été considéré comme une puissance coloniale occidentale implantée dans le cœur du monde arabe.

SHIMON PERES : Je vous raconte une anecdote : lors de la campagne du Sinaï en 1956, Ben Gourion a reçu une lettre de Nehru qui lui disait en substance : « J’ai bien entendu les raisons que vous invoquez pour justifier votre campagne : la multiplication des actions terroristes, la situation conflictuelle avec l’Égypte, etc. On peut comprendre ces raisons, mais elles ne vous donnent pas le droit d’engager une opération militaire de cette envergure. Vous auriez dû vous adresser aux Nations unies : c’eût été moins coûteux en vies humaines et plus efficace. »
Un peu plus tard il y eut le conflit entre l’Inde et la Chine dans le Ladakh, et Nehru justifia son intervention militaire par la multiplication des accrochages qui éclataient régulièrement dans cette région. Alors Ben Gourion renvoya au Premier ministre indien la lettre que celui-ci lui avait faite, en lui écrivant : « Je m’étonne que vous ayez déclenché les hostilités militaires. Je pense que vous auriez dû vous adresser aux Nations unies : c’eût été moins coûteux en vies humaines et plus efficace... »

ANDRÉ VERSAILLE : Après Suez, y a-t-il eu en Israël un débat sur la politique étrangère que devait suivre le pays : s’arrimer aux Occidentaux ou tenter de s’intégrer dans le monde arabe ?

SHIMON PERES : À cette époque, l’idée de pouvoir s’intégrer au monde arabe était absolument illusoire. Il n’y avait guère que les communistes ou les gauchistes qui y croyaient. Et ils étaient tout à fait minoritaires. Il faut se rappeler que le refus arabe était alors total. Non seulement refus de faire la paix avec nous mais refus de l’existence même de l’État juif. Ce n’est qu’après quatre guerres que les pays arabes vont commencer à envisager une cohabitation.
En revanche, nous avons profité de la victoire de Suez et du prestige qu’elle nous conféra, pour resserrer davantage nos relations avec l’étranger et consolider notre diplomatie. C’est ainsi que nous avons développé la théorie de la périphérie : il s’agissait de constituer autour d’Israël, et en dehors des pays arabes limitrophes, une ceinture d’États amis avec lesquels nous entretiendrions des relations suivies, l’objectif à long terme étant d’y inclure au moins certains pays arabes. Cette théorie de la périphérie s’appliquait à quatre pays : le Soudan, l’Éthiopie, l’Iran et la Turquie.