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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

IX – ESSOR DU MOUVEMENT NATIONAL PALESTINIEN

La politique palestinienne des États arabes – Une « exception nostalgique » palestinienne ? – Évolution de la mentalité palestinienne – Multiplication des organisations palestiniennes – La bataille de Karameh – Yasser Arafat, dirigeant de l’OLP – Septembre noir – Jeux olympiques sanglants à Munich – Le terrorisme palestinien se développe

ANDRÉ VERSAILLE : De 1949 à 1967, les États arabes n’ont pas fait grand-chose pour sortir les Palestiniens de leur situation de réfugiés...

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je suis totalement en désaccord avec vous. Les Arabes n’ont jamais considéré les Palestiniens comme des réfugiés, mais comme les citoyens d’un État palestinien colonisé par les sionistes.
Ainsi que nous l’avons vu, lors des travaux préparatoires du pacte de la Ligue arabe, en février 1945, le délégué égyptien avait proposé l’admission de la Palestine en tant que membre de la Ligue. Cependant, le délégué du Liban avait formulé des objections d’ordre juridique et pratique. Le compromis adopté, et qui figure en annexe du pacte de la Ligue, stipule : « Si pour des raisons indépendantes de sa volonté, cette existence n’a pu s’extérioriser, cette circonstance ne constitue pas un obstacle à la participation de la Palestine aux travaux du Conseil de la Ligue. » Après la création de l’État d’Israël, on estime essentiel de maintenir la population palestinienne dans son territoire. Et dans cette logique, Le Caire, Damas, Bagdad, le Koweït refuseront d’accorder leur nationalité aux réfugiés palestiniens. Seule Amman va s’écarter de cette ligne de conduite en donnant des responsabilités politiques et parlementaires aux Palestiniens installés en Jordanie. Le refus d’intégrer et de naturaliser les Palestiniens dans les pays arabes se fait précisément au nom du respect et de la protection des Palestiniens qui ont droit à une patrie légitime.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Mais dans leur grande majorité, les réfugiés palestiniens refusent eux-mêmes d’adopter une autre nationalité. Ce serait renoncer à leur droit au retour et hypothéquer le devenir de l’État palestinien.

ANDRÉ VERSAILLE : Il y a eu des réfugiés, victimes de guerre, depuis l’aube de l’Histoire, et sur toute la terre. De manière générale, la nostalgie n’a eu qu’un temps et ces réfugiés ont fini par se refaire une vie sous d’autres cieux. À l’inverse, les Palestiniens sont exceptionnellement nostalgiques de leur terre. Non seulement ils n’imaginent pas pouvoir vivre dans un autre pays arabe, au sein de populations dont ils partagent pourtant la langue, la religion et une large par- tie de la culture, mais ils manifestent un attachement viscéral à leur lopin de terre particulier, à leur maison dans leur village, quand bien même ni l’un ni l’autre n’existeraient plus.
Comment expliquez-vous cette « exception nostalgique » palestinienne qui perdure maintenant depuis plus d’un demi-siècle ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je voudrais d’abord vous rappeler l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui stipule que « toute per- sonne a le droit de quitter son pays, y compris le sien et d’y revenir ». Faut-il aussi rappeler la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies qui donne aux Palestiniens un droit de retour dans leur patrie ?
À présent, pour répondre à votre question, je crois que cette nostalgie, naturelle au départ, a été nourrie par une idéologie nationaliste exacerbée largement dispensée dans les camps de réfugiés. Ce rappel de la patrie perdue, martelé tous les jours par les nationalistes, mêlé à un sentiment de haine à l’égard de l’occupant, s’est enraciné si profondément dans les esprits qu’il ne permet plus aux Palestiniens d’imaginer vivre en dehors de la « patrie ». En outre, le fait que les Juifs soient parvenus à revenir sur une terre où leurs ancêtres vivaient il y a deux mille ans, encourage d’autant plus le droit au retour des Palestiniens sur cette même terre où habitaient leurs pères, il y a à peine un demi-siècle : « Si les Juifs ont attendu deux mille ans pour créer leur État, nous, Palestiniens, nous pouvons bien attendre le temps de deux, trois ou même quatre géné- rations pour bâtir le nôtre. »

ANDRÉ VERSAILLE : Jusqu’en 1967, on ne mentionne guère dans la communauté internationale les droits « nationaux » palestiniens : la question palestinienne est essentiellement perçue comme un problème de réfugiés. On ne parle d’ailleurs pas jusqu’à ce moment-là de conflit israélo-palestinien mais de conflit israélo-arabe.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : La communauté internationale parle de conflit israélo-arabe, mais le monde arabe utilise également celui de conflit israélo-palestinien. Mais, vous avez raison, il y a effectivement un décalage entre le discours de la communauté internationale qui parle du droit des « réfugiés » et celui des Arabes qui parlent de « droits nationaux ».

ANDRÉ VERSAILLE : La défaite arabe de 1967 va provoquer un changement dans la mentalité d’une part croissante des Palestiniens : ceux-ci vont de moins en moins se conduire comme des réfugiés assistés, et de plus en plus comme des combattants nationalistes. Parallèlement, les mouvements palestiniens vont s’émanciper de la tutelle des gouvernements arabes.
Je vous propose de revenir un moment sur la genèse du principal de ces mouvements, l’Organisation de libération de la Palestine. L’OLP est née suite à une résolution initiée par Nasser au Sommet arabe du Caire qui se tient du 13 au 16 janvier 1964. En collaboration avec le Premier ministre syrien, Amin al-Hafez, et du président irakien, ‘Abd al-Salam ‘Aref, Nasser va constituer un organe palestinien, mais qui lui soit inféodé. Il veut favoriser l’émergence d’une force de combat palestinienne capable d’agir en Israël, certes, mais en même temps, en contenir les éventuelles velléités d’indépendance. Cette force doit être maintenue dans le giron des États égyptiens et syriens. Cette tutelle est si évidente que les premières opérations des groupes nationalistes al-Fatah ou al-Assifa interviendront en partie en réaction à la formation de l’OLP, afin de montrer au monde que les militants palestiniens refusent d’être une force subal- terne du monde arabe.
Quel sera dès lors le jeu des États arabes envers les Palestiniens ? On a parfois l’impression que l’OLP s’est créée, non pas avec une aide franche des gouvernants arabes, mais apparemment en dépit de ceux-ci. N’avez-vous pas l’impression que les Palestiniens ont également dû imposer leur cause aux États et gouvernants arabes pour qui les Palestiniens étaient surtout un prétexte pour refuser le dialogue avec les Israéliens ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je pense qu’il faut distinguer ceux qui désiraient conserver les territoires qu’ils administraient et qui effectivement ne parlaient pas volontiers d’« État palestinien » ; et ceux qui, en revanche, avaient intérêt à contrer cette volonté d’annexion rampante et qui prônaient ouvertement la créa- tion d’un État palestinien.
Comme je l’ai dit auparavant, la Palestine bénéficiait d’un statut particulier de membre associé au sein de la Ligue arabe. Seul le Conseil de la Ligue avait le droit de choisir les délégués de la Palestine. Ce choix s’est très vite avéré malaisé, étant donné les divergences entre les différentes factions poli- tiques palestiniennes. La Ligue s’est alors efforcée de former un front de libération regroupant ces diverses mouvances. Le 12 mars 1969, Yasser Arafat est reconnu par la Ligue arabe comme le représentant de la Palestine. C’est lui qui parviendra à éliminer la tutelle de la Ligue arabe. En fait, c’est à l’Arabie saoudite qu’on le doit. Elle considérait en effet que le représentant de la Palestine devait dorénavant être élu par le peuple palestinien et non désigné par la Ligue arabe. Dès lors, les Palestiniens vont représenter un enjeu géopolitique pour les États arabes. Cet enjeu fluctuera au gré des divisions qui traverseront le monde arabe. Chaque gouvernement souhaitera maintenir les Palestiniens dans son giron, car ceux-ci constituaient incontestablement un atout diplomatique. Plus le temps passera, plus il sera bon pour un État arabe d’être proche des Palestiniens. Les États-Unis étant désireux de voir cette région pacifiée, le pays arabe susceptible de servir d’interlocuteur avait l’assurance de voir son crédit renforcé à Washington. Les États arabes sont donc entrés en compétition. Enfin, indépendamment de la solidarité arabe, du souci des réfugiés, de l’hostilité générale à l’égard d’Israël, la question palestinienne permettait aux gou- vernements de détourner l’attention de leurs citoyens des problèmes internes. Le slogan qui avait cours à l’époque était : « Aucune voix ne doit être plus forte que la voix de la bataille. »

ANDRÉ VERSAILLE : À l’époque, la Charte de l’OLP stipule que la résolution de partage de la Palestine de 1947 n’a aucune validité, et l’Organisation se donne pour objectif de détruire « l’entité sioniste » par la lutte armée. En outre, elle conteste le principe que les Juifs puissent avoir un quelconque lien historique ou même spirituel avec la Palestine. Par conséquent, après la destruction prévue d’Israël, seule une minorité de Juifs pourrait demeurer en Palestine, mais en tant que minorité religieuse, et certainement pas nationale.
Après la grande défaite de 1967, ce projet de destruction de l’État juif garde-t-il aux yeux des Arabes une quelconque crédibilité ou s’agit-il de pure rhétorique ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : En 1968, ce « programme » ne paraît pas moins réaliste à beaucoup que la lutte pour l’indépendance de l’Algérie quinze ans plus tôt. Auprès des extrémistes et des fondamentalistes, ce projet garde certainement toute sa crédibilité. En revanche, les modérés ont de plus en plus conscience que la paix passe par la reconnaissance de l’existence de l’État israélien.

ANDRÉ VERSAILLE : Les mouvements palestiniens se multiplient et des différences idéologiques distinguent les organisations entre elles : Fatah de Yasser Arafat, FPLP de Georges Habache, FDLP de Nayef Hawatmeh, Saïka d’obé- dience syrienne, etc. Ces mouvements nationalistes ne sont pas islamistes. On les trouve plutôt proches de l’extrême gauche et s’ils sont violemment anti- israéliens, plusieurs d’entre eux (le FPLP, le FDLP) n’ont pas de mots assez durs à l’encontre des monarchies arabes considérées comme réactionnaires.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : C’est tout à fait vrai. Il faut se rappeler que le communisme est alors à son apogée, et la gauche arabe pense que la libération de la Palestine est indissociable d’un changements de régime au Caire, à Amman et à Riyad... Elle estime d’ailleurs que la Naqba (la Catastrophe de 1948) n’est pas tant due à l’avancée technologique israélienne qu’au retard du monde arabe.
Ont-ils tout à fait tort ? Si le monde arabe avait su se moderniser et acquérir la haute technologie comme l’ont fait les Israéliens, il aurait constitué une force. Il est donc clair que les défaites arabes successives sont aussi le fait du retard du monde arabe. Nous retrouvons ici le schéma colonial : si Israël gagne ses guerres, c’est parce qu’il est face à des pays ex-colonisés, encore sous-développés.

ANDRÉ VERSAILLE : À partir du début des années soixante-dix, l’OLP, et plus généralement les mouvements nationalistes palestiniens, vont de plus en plus souvent recourir au terrorisme.

SHIMON PERES : Oui, voyant que les États arabes ne pouvaient pas les « délivrer » d’Israël, les mouvements palestiniens vont multiplier les actions terroris- tes sans pitié et sans distinction, puisqu’ils iront jusqu’à perpétrer des attentats meurtriers contre des synagogues et des écoles primaires juives hors d’Israël. Les organisations palestiniennes forment alors une coalition meurtrière tenue par des fanatiques religieux et des nationalistes extrémistes. Et bien sûr, l’am- plification de ce terrorisme fermera encore plus toute possibilité de dialogue entre l’OLP, ou quelque mouvement palestinien que ce soit, et nous. Pour notre part, nous nous sommes considérés en état de légitime défense avec le droit de réduire les fedayin. Seule une petite minorité d’Israéliens ne haïssait pas l’OLP et pensait pouvoir traiter avec elle. Tout le reste de la population soutenait la lutte du gouvernement contre elle.
De plus en plus, les opérations terroristes étaient appuyées par les pays ara- bes limitrophes. Dès lors, lorsque les commandos opéraient depuis la Jordanie, la Syrie ou l’Égypte, nous répliquions de plus en plus profondément dans ces pays, en vue d’obliger les gouvernements à brider les mouvements palestiniens et les empêcher de lancer des opérations à partir de leurs territoires.
Mais parallèlement à ces actions de représailles, nous avons voulu traiter les « raisons » de ce terrorisme. Nous avons doublé le budget de l’éducation ; nous avons ouvert des universités, bref nous avons travaillé à élever le niveau de vie en général des Palestiniens.

ANDRÉ VERSAILLE : Qu’espéraient les États arabes en armant les fedayin ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Les États arabes n’espéraient rien. Ils n’avaient
pas d’idée précise sur l’issue de ce combat. En revanche, ils se sentaient obligés 121 d’aider les Palestiniens dans leur guerre de libération, en leur fournissant une aide diplomatique auprès de la communauté internationale et de ses organisa- tions, ainsi qu’une aide financière et matérielle. Et ceci malgré les conflits inter- arabes que j’évoquais tout à l’heure. Comme je vous l’ai dit, il s’agit pour le monde arabe d’une guerre de décolonisation.

ANDRÉ VERSAILLE : Les accrochages entre fedayin et soldats israéliens iront en se multipliant. Parmi ceux-ci, il faut rappeler celui du 21 mars 1968 : en représailles à l’explosion d’un bus scolaire sur une mine où deux adultes perdirent la vie et dix enfants furent blessés, les Israéliens décideront de détruire le camp palestinien de Karameh, dans l’ouest de la Jordanie. Cependant, la résistance des fedayin ayant été bien plus opiniâtre que les soldats israéliens ne s’y étaient attendus, ceux-ci devront se retirer sans avoir rempli leur mission. Il n’en faudra pas plus pour que les Palestiniens ne fassent de cet épisode une épopée qui restera dans la mémoire d’une génération de Palestiniens comme le symbole de la résistance héroïque et la preuve de la vulnérabilité de Tsahal.

SHIMON PERES : Karameh fut une victoire plus jordano-palestinienne que palestinienne, car l’armée jordanienne s’est massivement impliquée dans la bataille. Par ailleurs, il ne faudrait pas en exagérer la portée : il s’agit d’une victoire locale et ponctuelle.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Locale, ponctuelle ou non, Karameh constitue un grand moment pour les Palestiniens. C’est l’histoire d’un peuple colonisé qui parvient à faire reculer la puissance coloniale. Mythe ou pas, cette « victoire » va susciter l’enthousiasme de nombreux jeunes Palestiniens. Des milliers d’entre eux vont quitter le lycée ou l’université pour rejoindre les fedayin et le nombre de militants passera en quelques mois de deux à trois mille à dix, voire quinze mille hommes. Cette « victoire » a eu également pour effet de resserrer, au moins temporairement, les rangs de la communauté arabe autour des Palestiniens. Ainsi, le roi Hussein lui-même déclarera : « Je deviens un résistant ! » Enfin, l’OLP par- viendra à se libérer un peu de la tutelle des États arabes, gagnera en prestige et obtiendra d’être mieux subventionnée : le Koweït, par exemple, lui allouera l’impôt de cinq pour cent levé sur ses résidents palestiniens.

ANDRÉ VERSAILLE : Parmi les fedayin de Karameh se trouve Yasser Arafat, membre fondateur du Fatah, une des principales factions de l’OLP. Quelques mois plus tard, en février 1969, celui-ci sera élu à la tête du Comité exécutif de l’OLP. Pourquoi lui ? Qui est alors Arafat, et comment est-il regardé par les Arabes ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Arafat avait fait des études d’ingénieur à l’uni- versité du Caire. Il était plutôt proche des Frères musulmans égyptiens et assez mal vu des intellectuels palestiniens qui ne le jugeaient pas assez représentatif. Il va néanmoins montrer certaines capacités qui vont peu à peu lui permettre de s’imposer et de devenir le chef des Palestiniens. Son autorité ne se démentira pas jusqu’à sa mort, malgré les nombreux revers et critiques qu’il essuiera au cours de sa carrière. Une fois installé à la tête de l’OLP, il bénéficiera toujours plus de l’appui de la grande majorité du monde arabe.

ANDRÉ VERSAILLE : Implanté de plus en plus solidement en Jordanie (le quartier général du Fatah est transféré de Damas à Amman), le mouvement palestinien devient, en quelques mois, un État dans l’État. Comment se passe la cohabitation entre les nationalistes palestiniens armés et les Jordaniens ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Les rapports sont difficiles. Cela étant, si la famille royale est hachémite et l’armée essentiellement composée de Jordaniens, en homme d’État habile, le roi Hussein nommera des Palestiniens à des fonctions politiques importantes. Il parviendra à intégrer aisément la première vague de réfugiés palestiniens, mais il semble que la seconde vague ait eu besoin de plus de temps.

ANDRÉ VERSAILLE : Plus les mouvements palestiniens acquièrent de la puissance, plus les heurts avec les forces jordaniennes se multiplient. Le pouvoir monarchique ne paraît-il pas vaciller ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je ne pense pas. D’abord l’armée jordanienne est bien plus organisée que le mouvement palestinien, divisé en plusieurs factions ; ensuite les principaux protagonistes du Moyen-Orient, de même que la communauté internationale, n’ont pas intérêt à un changement de régime en Jordanie, et encore moins à voir les Palestiniens renverser la monarchie.

ANDRÉ VERSAILLE : Hussein semble aller de concession en concession. Ainsi, après une prise d’otages, le 11 juin 1970, de trente-trois personnes par le FPLP de Georges Habache, il cédera aux exigences des activistes en limogeant le commandant en chef de l’armée, le ministre de l’Intérieur et le général de brigade dont les chars avaient ouvert le feu sur les camps palestiniens. Un peu plus tard, le 10 juillet, le gouvernement jordanien signe un compromis avec Arafat au terme duquel l’OLP obtient le contrôle total des camps de réfugiés, tandis que les fedayin s’engagent à tenir leurs hommes armés hors du centre ville d’Amman.
En septembre, les tensions sont de plus en plus fortes. Hussein déclare que son armée ne tolérera aucune bravade. Mais le FPLP ne tient pas compte de la déclaration royale. Après une tentative d’attentat contre le roi, il décide de détourner simultanément trois avions de ligne occidentaux (des compagnies TWA, Swissair et Pan Am) sur la Jordanie. L’opération réalisée, le commando palestinien prend en otages des centaines de Britanniques, d’Américains et d’Allemands. Ensuite, après avoir relâché la plupart des otages, tout en gardant prisonniers cinquante-quatre d’entre eux, il fait exploser les trois avions (vidés de leurs passagers) sur le tarmac de l’aéroport de Zarqa, sous l’œil des caméras de télévision du monde entier.
C’en est trop pour le monarque, et celui-ci va lancer son armée dans un assaut de très grande envergure contre les bases de l’OLP. Les combats seront très durs, au point que des combattants palestiniens iront jusqu’à se réfugier en Israël pour échapper aux troupes bédouines.
La Syrie menace d’intervenir pour apporter son soutien à l’OLP. Pour la contrecarrer, Nixon et son conseiller, Henry Kissinger, contactent les Israéliens et les poussent à se manifester dans le ciel jordanien pour obliger les chars de Damas, qui avaient traversé la frontière, à rebrousser chemin. Libérée de la menace syrienne, la Jordanie poursuit vigoureusement sa guerre contre les mouvements palestiniens. Yasser Arafat caché à Amman envoie sur la chaîne de la radio palestinienne un appel au secours à destination des gouvernements arabes leur demandant d’intervenir. Ceux-ci se réunissent au Caire pour un sommet d’urgence présidé par Nasser. Il est décidé d’envoyer une délégation à Amman pour demander à Hussein d’arrêter la guerre. Cette délégation est conduite par le président du Soudan, Noumeiri. Celui-ci racontera plus tard que la discussion avec Hussein dura toute la nuit, jusqu’à l’aube, mais que le roi ne s’est pas laissé fléchir. Noumeiri décide alors de rejoindre secrètement Arafat dans son abri, pour l’emmener à l’ambassade d’Égypte. Là, le dirigeant de l’OLP se déguise, et le voilà bientôt inséré dans la délégation arabe, un enfant dans les bras et flanqué d’une « épouse », traversant incognito les contrôles de l’aéroport jordanien et s’embarquant dans l’avion qui le ramène au Caire.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, et devant cet affrontement le monde arabe se fractionne une nouvelle fois. Certains condamnent haut et fort ce « septem- bre noir » qu’ils considèrent comme une guerre fratricide qui affaiblit le monde arabe. D’autres, plus discrets, approuvent la réaction énergique du roi Hussein parce qu’elle permet de maintenir le statu quo dans la région. Parallèlement, les régimes autoritaires ne peuvent qu’approuver cette réponse musclée qui sert d’avertissement aux populations qui pourraient manifester des velléités de révolte contre leur régime. Les événements sont d’ailleurs peu relatés dans la presse et de façon assez ambiguë : il s’agit de tourner la page le plus vite possible.

ANDRÉ VERSAILLE : Que pensez-vous de la réaction du roi ? A posteriori, vous semble-t-elle avoir une certaine légitimité ?

SHIMON PERES : Aucune autorité étatique ne pouvait tolérer qu’une minorité étrangère constitue un État dans l’État et dicte sa loi aux autorités légales. Tôt ou tard, cette guerre aurait eu lieu. En faisant exploser les trois avions sur le tarmac de l’aéroport jordanien, le commando ne pouvait ignorer qu’il commettait un acte qu’aucun État ne pouvait admettre, et que par conséquent le gouvernement riposterait, et avec une grande vigueur.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Il est vrai que si ces événements s’étaient dérou- lés en Égypte ou en Syrie, les autorités auraient réagi de la même façon. Pour autant, il ne s’agit pas d’une « minorité étrangère ». Vos concepts ne s’appliquent pas à la réalité du monde arabe. Tous ces territoires constituaient une province de l’Empire ottoman. Palestiniens, Jordaniens, Irakiens, Syriens vivaient sous le même régime, appartenaient au même empire, partageaient la même religion, les mêmes traditions, la même langue, la même culture.

ANDRÉ VERSAILLE : Oui. Mais si, depuis Mahomet, le monde arabe est perpétuellement en train de se faire la guerre, peut-on raisonnablement le considérer comme une authentique entité, et réduire ses guerres à des guerres « civiles » ? C’est un peu comme si on considérait les guerres européennes depuis le XVIIIe siècle comme des « guerres civiles », sous prétexte qu’il s’agit d’un même monde qui pratique la même religion.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : C’est totalement différent. Comme je vous l’ai déjà dit, c’est le même peuple, qui parle la même langue, qui procède à des mariages mixtes. Vous ne pouvez pas comparer les provinces ottomanes du Machrek arabe aux États européens. C’est le colonialisme franco-anglais qui a découpé toute cette région pour créer des États artificiels comme il l’a fait en Afrique...

ANDRÉ VERSAILLE : Quoi qu’il en soit, les parties se sont « réconciliées ». Le bilan de cette guerre, bientôt appelée « Septembre noir », sera lourd : 3 500 civils et 900 combattants tués du côté palestinien selon les chiffres de l’OLP (d’autres sources parlent de près de 10 000 morts). Nasser s’entremettra personnellement pour réconcilier les deux parties. Le 27 septembre, il réunit au Caire le roi Hussein et Yasser Arafat et leur fait signer un accord qui met provi- soirement fin aux hostilités.
Cette « réconciliation » aura été l’ultime acte politique de Nasser. Le dernier jour de la conférence du Caire, il meurt brusquement, terrassé par une crise cardiaque. Sa mort, après dix-huit années de règne sans partage, plonge tout le monde arabe dans la désolation.
Cependant, moins d’un an plus tard, en juillet 1971, les autorités jordanien- nes décideront de liquider radicalement les bases palestiniennes. Et après quel- ques jours de durs combats, l’OLP est définitivement expulsée de Jordanie. La tentative palestinienne de faire de la Jordanie une base contre Israël a échoué.
Les organisations palestiniennes vont alors s’installer au Liban. Là, les camps palestiniens deviendront La Mecque du terrorisme où des groupes terroristes du monde entier (les Brigades rouges, la Bande à Baader, etc.) viendront s’entraîner. Comment ce terrorisme, qui se banalise, est-il regardé par les Arabes ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Pour commencer, cette présence des terroristes étrangers est très exagérée. Elle a une valeur symbolique plus que réelle. Pour ce qui est du terrorisme palestinien, comme vous l’imaginez, il n’est pas du tout condamné dans le monde arabe comme il l’est en Occident. Pour l’opinion publique arabe, les terroristes palestiniens sont des résistants qui risquent leur vie pour une « cause sacrée ». Ce sont des héros, et nulle part on n’a autant conscience que « le terrorisme est l’arme du pauvre ».

ANDRÉ VERSAILLE : Dans le monde arabe, on n’imagine pas une émancipation palestinienne sans le recours au terrorisme ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Le terrorisme a existé de tout temps. Un terroriste ne fait pas de grande différence entre le fait de tuer un soldat (qui après tout n’est peut-être qu’un civil qui fait à ce moment-là son service militaire) et un civil. Le but est de frapper l’ennemi là où ça fait le plus mal.
Il y a chez ceux qui condamnent le terrorisme (et dont je fais partie) une discrimination à la base. On ne regarde pas du tout de la même façon le « ter- rorisme individuel » et le « terrorisme d’État ». On sera bien plus horrifié par l’explosion d’un autobus transportant des civils que par le largage d’une bombe qui fait comme « dommage collatéral » le même nombre de victimes civiles. Je le répète, à titre personnel, je condamne le terrorisme. Néanmoins, je crois que le « terrorisme individuel » est très souvent provoqué par le « terrorisme d’État ». De même que la manière dont les prisonniers irlandais ont été traités dans les prisons anglaises a provoqué des vocations terroristes, le terrorisme palestinien me paraît largement la réponse à l’occupation israélienne. Oui, je crois qu’il y a un lien de causalité dans ces cas. Et puis, le terrorisme reste l’arme du désespoir.

ANDRÉ VERSAILLE : Avez-vous vraiment le sentiment qu’Abou Nidal, Carlos ou Ben Laden soient de grands désespérés ? N’avez-vous pas l’impression que cette vision dostoievskienne du terroriste est à la fois romantique et fausse ? Que si l’on veut appréhender le terrorisme, il faut le traiter dans sa complexité et faire la différence entre le terrorisme qui cible le chef de police tortionnaire, le général responsable de telle tuerie, et le terrorisme aveugle qui fait sauter des autobus ou place une bombe dans un bâtiment civil ?
Que pensez-vous, par exemple, de l’action des terroristes de l’Armée rouge japonaise entraînés au Liban qui, le 30 mai 1972, ouvrent le feu à l’aéroport de Lydda en Israël et tuent vingt-sept personnes et en blessent soixante et onze, pour la plupart des Portoricains catholiques venus en pèlerinage en Terre sainte ? Considérez-vous ces Japonais comme des désespérés ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Chaque situation a sa spécificité propre. Et je tiens à répéter que je suis le premier à condamner le terrorisme. Il dessert plus la cause qu’il veut défendre qu’il ne la sert.

ANDRÉ VERSAILLE : Dans les années soixante-dix, on assiste à un sérieux développement du terrorisme palestinien, et comme vous le rappelez, Shimon Peres, sans distinction. Pourtant à cette époque, Israël ne semble pas très sou- tenu par les pays occidentaux dans sa lutte contre le terrorisme.

SHIMON PERES : Les États occidentaux ne se sentent pas concernés. Après tout, se disent-ils, ce terrorisme est une conséquence de la victoire israélienne : que les Israéliens se débrouillent avec ce problème qui ne regarde qu’eux. Le terrorisme est alors perçu comme un problème local, et les Occidentaux n’ima- ginent pas qu’il puisse devenir un danger international.
Pour les Israéliens, il ne fait pas de doute que cette amplification du terrorisme est le fait de l’OLP et de Yasser Arafat, considéré comme un implacable ennemi.

ANDRÉ VERSAILLE : Lors des Jeux olympiques de Munich de 1972, un commando palestinien séquestre des athlètes israéliens et demande en échange de leur libération, celle de deux cents Palestiniens incarcérés dans les prisons israéliennes. Les Israéliens refuseront de négocier. Des commandos de la police allemande donneront l’assaut, mais ce sera un échec : les terroristes assassineront les athlètes israéliens avant d’être abattus par les forces de l’ordre.

SHIMON PERES : À Munich... Admettez que l’endroit n’était pas vraiment judicieusement choisi. Cet attentat deviendra le symbole du terrorisme palestinien. C’est l’un des exemples les plus évidents de la recherche de l’exploitation médiatique de la cause palestinienne. Mais cette prise d’otages a été très ferme- ment condamnée par l’opinion publique internationale et a évidemment contribué à relier les mouvements de fedayin au terrorisme.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Nous avons condamné cet acte de terrorisme pour le crime sanglant qui avait été perpétré, mais aussi parce qu’il a fait du tort à la cause palestinienne et a renforcé l’image selon laquelle les victimes seraient les Israéliens, alors que les victimes sont en fait les Palestiniens.

ANDRÉ VERSAILLE : C’est, semble-t-il, à ce moment-là, que Golda Meir, Pre- mier ministre israélien, aurait donné ordre au Mossad de liquider un grand nombre de responsables palestiniens, où qu’ils se trouvent.

SHIMON PERES : Jamais Golda n’a donné un tel ordre. Ce qui est vrai, c’est que le Mossad a été chargé de liquider les responsables de la tuerie de Munich, mais pas tous les chefs palestiniens. Il n’y a jamais eu de décision de liquidation générale.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : D’après mes informations, Golda Meir et le comité de défense du cabinet avaient résolu, en secret, d’autoriser le Mossad à assassiner les meneurs de Septembre noir et du FPLP, là où ils pouvaient être localisés. Un commando spécial, mis sur pied par le Mossad, a reçu pour mission de retrouver et d’assassiner les terroristes. « Qu’ils dressent une liste noire et se mettent à l’ouvrage. » Des lettres piégées ont été adressées aux dirigeants de l’OLP en Algérie, en Libye, à celui du Croissant rouge à Stockholm, ainsi qu’à des étudiants palestiniens à Bonn et à Copenhague. Je peux vous citer des exemples d’assassinats : le 8 décembre 1972, le représentant de l’OLP à Paris, Mohamed El-Hamchari ; le 9 avril 1973, à Beyrouth, Abou Youssef, Kamal Adwan, Kamal Nassir, porte-parole de l’OLP ; et le 28 juin 1973, Mohamed Boudia, chef présumé des opérations de Septembre noir en Europe. Vous voyez que le terrorisme d’État israélien est aussi cruel que le terrorisme de libération des Palestiniens.

SHIMON PERES : Non, parce que toutes les personnes que vous citez étaient des terroristes et responsables à divers titres d’exactions. Ces assassinats étaient ciblés, et nos agents n’ont jamais pratiqué le terrorisme aveugle qui frappe des civils, femmes, enfants, etc.

ANDRÉ VERSAILLE : Shimon Peres, avec le recul, considérez-vous que, malgré sa cruauté, le terrorisme a finalement été « payant » ?

SHIMON PERES : Non. Je pense, au contraire, que s’ils avaient opté pour la voie politique, les Palestiniens auraient gagné en temps et en efficacité. Les terroristes nous ont fait souffrir, évidemment, mais, provoquant notre riposte, ils ont encore plus souffert. Surtout, le terrorisme a été contre-productif en ce sens qu’il a légitimé nos représailles les plus sévères et amené des faucons à la tête du gouvernement israélien. Même ceux qui auraient pu infléchir le gouver- nement vers plus d’ouverture se sont raidis. Si les organisations palestiniennes n’avaient pas recouru au terrorisme le plus aveugle mais s’étaient transformées en mouvement proprement politique, nous aurions entamé beaucoup plus tôt des négociations avec elles. Nous y aurions d’ailleurs été contraints sous la pression de la communauté internationale. La grande erreur des Palestiniens, c’est d’avoir surestimé leur force militaire et sous-estimé leur force politique. Comparez la politique de Nelson Mandela à celle de Yasser Arafat : laquelle des deux a-t-elle été la plus intelligente et finalement la plus efficace ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je pense que votre comparaison est fallacieuse. Nelson Mandela avait le soutien de la majorité de la population sud-africaine et de la communauté internationale, alors que Arafat n’était soutenu que par une minorité de Palestiniens opprimés, et ne bénéficiait pas de l’appui de la communauté internationale.

SHIMON PERES : C’est précisément ce que je prétends. C’est parce qu’ils se sont lancés dans le terrorisme le plus féroce que les mouvements palestiniens n’ont été soutenus que par une minorité et qu’ils n’ont pas bénéficié de l’appui de la communauté internationale.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Je reste persuadé que ce sont les actions terroristes, comme le détournement de trois avions sur Amman, qui ont alerté le monde sur la situation des Palestiniens. C’est à partir de là que l’on va vraiment com- mencer, en Occident, à parler des Palestiniens, à s’intéresser à leur sort.