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Lettre à Plantu à propos de Dieudonné

Lettre ouverte à Plantu suite au débat qu’il a eu avec Alain Finkielkraut sur l’affaire Dieudonné.

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Je la reprends ici, parce que je crois que la position de Plantu est emblématique d’un certain égarement des esprits. Je considère Plantu comme un dessinateur humaniste qui, avec son association Cartooning for peace souhaite travailler, à son niveau, à favoriser la Paix dans le monde.

Or, ce même homme semble ne pas voir la haine diffusée par Dieudonné, ni les conséquences de celle-ci dans le climat délétère que nous traversons.
Je crois que si une partie du public de Dieudonné est constituée de « fachos », d’antisémites, d’admirateurs de Soral, etc., il y en a une autre, non négligeable, faite d’homme et de femmes qui ne sont ni antisémites ni haineux, qui vont aux spectacles de la Main d’or comme on va voir une comédie de boulevard, et qui ne comprennent pas qu’on les en empêche ; à côté de ceux-là, d’autres, des gens ont décidé que n’importe quelle censure, quelle que soit la criminalité des propos, sonne définitivement le glas de la liberté d’expression, voire menace les fondements de la démocratie. Rien que ça.

C’est donc à l’intention de ces deux publics que je remets le couvert. Et à ceux qui me reprocheraient de revenir encore sur les mêmes arguments, je leur ferai la même réponse que faisait Voltaire dans ce cas : « Je vous le répéterai cent fois s’il le faut, jusqu’à ce que vous l’entendiez. »


La lettre à Plantu

Mon cher Jean,

Je m’adresse à vous à propos de l’affaire Dieudonné. En vertu de nos relations amicales, et parce que je vous tiens non seulement pour l’un des caricaturistes les plus drôles mais surtout parce que vous avez toujours pris garde à ne jamais tomber dans la haine.

Je vous ai écouté lors de votre débat télévisé avec Alain Finkielkraut, et je vous avoue avoir été très surpris.

Je comprends tout à fait qu’au nom de la liberté d’expression, vous vous insurgiez contre l’interdiction faite à Dieudonné de poursuivre son spectacle, quand bien même il y proférait les propos violemment antisémites que vous savez. Je vous dis d’emblée que de mon côté, je n’étais pas du tout favorable à cette interdiction ; je considère qu’il faut résolument contrer cette vague nauséabonde, mais non par l’interdiction : l’arsenal juridique français existant permet de poursuivre et condamner ce type d’acte sans devoir recourir à l’interdiction. Je ne vous cache pas que cette position de principe s’accompagne de raisons d’efficacité : aux yeux d’esprits « mal armés » sinon faibles, toute censure fait du censuré un héros et un martyr à la fois.

Si donc je comprends votre position, je m’étonne que vous minimisiez à ce point les propos anti-juifs de Dieudonné.

Ai-je vu ses spectacles, me demanderez-vous ?

Oui, sur Internet. Le phénomène Dieudonné m’intéresse depuis plusieurs années, je fais donc partie des centaines de milliers de d’internautes qui regardent ses spectacles et ses vidéos en tout genre sur Youtube. J’ai dû en voir au bas mot plus de 300 depuis 2008. Sans compter les vidéos de Soral et celles de la campagne électorale où « l’humoriste » représentait le Parti antisioniste. Je prétends donc pouvoir parler de Dieudonné en connaissance de cause.

Vous dites qu’il se « moque » tout autant des autres religions et d’autres religieux que les juifs. Ce n’est pas exact. D’abord il ne s’attaque pas aux juifs en tant que groupe religieux mais en tant que groupe « ethnique » malfaisant et avec les « arguments » et les termes des antisémites de l’époque de l’affaire Dreyfus, des nazis et des négationnistes.

De plus, ce n’est pas de l’ironie qu’il déploie vis-à-vis des juifs, mais de la haine, une haine obsessionnelle, compacte. Et je défie quiconque de me montrer des charges aussi haineuses assénées par Dieudonné sur les protestants, les musulmans ou les bouddhistes. D’ailleurs, si cela avait été le cas, il n’aurait pas créé un Parti politique dont le seul programme est de lutter contre le « sionisme », mais un parti "antisystème" généraliste (pour autant que ce mot de « système » ait une signification).

On a prétendu que c’est son amour pour les Palestiniens qui l’a peut-être porté à être un rien excessif. Cependant, même l’Association France Palestine Solidarité dénonce Dieudonné comme un « imposteur raciste [qui] n’est pas l’ami du peuple palestinien » :

« Dieudonné n’est pas un simple humoriste, c’est avant tout un militant politique d’extrême-droite. Et il y a une spécificité. Avec une forme d’expression particulière (humour), un vocabulaire pseudo-révolutionnaire (anti­système), et une cible du style fasciste des années 30 (le complot du « pouvoir juif mondial », de la finance mondiale, de l’axe Israël-USA) (...). L’AFPS condamne et rejette toute instrumentalisation de la cause palestinienne au service de délires complotistes racistes qui font le jeu de ses adversaires. »

Encore une fois, votre opposition à la censure du spectacle de Dieudonné peut être parfaitement légitime ; c’est d’ailleurs la position de la Ligue des Droits de l’Homme pour qui l’interdiction du spectacle de « l’humoriste » est « lourde de conséquences pour la liberté d’expression », et celle, parmi d’autres, d’Edwy Plenel.

Mais avec une différence notable, c’est que si la Ligue ou Edwy Plenel, condamnent l’action de Manuel Valls, c’est sans la moindre ambiguïté qu’ils fustigent les propos de Dieudonné. « Valls est le meilleur propagandiste de l’antisémite Dieudonné », dit Plenel qui parle de « l’abjection de M. Dieudonné », de « ce pitre qui ne fait pas rire », etc.

Ma perplexité vient du fait que non seulement vous ne condamnez pas la haine de Dieudonné, mais que vous la niez, alors que, comme je l’ai souligné au début de cette lettre, vous-même, dans vos dessins (je dois connaitre pratiquement toute votre œuvre) ne cédiez jamais à la haine : vos traits peuvent être drus, féroces mêmes, je n’y ai jamais décelé la moindre haine.

Vous parlez d’humour de la provocation. Savez-vous que c’est le même argument complaisant qu’invoquaient certains lorsque qu’en 1993 et au début de 1994, des démocrates s’alarmaient des propos « d’humoristes » de Radio Mille collines ? Cette radio « jeune », « non conventionnelle », « drôle » avec des blagues tout le temps. Une radio « tellement plus vivante » que la radio officielle « si compassée... » Cependant, la plupart de ces « histoires de rire » étaient dirigées, et avec quelle haine !, contre les Tutsis. Mais bien sûr, « les Tutsis, évidemment méprisants, ne supportaient pas la moindre critique... »

En l’occurrence, il n’y a, bien évidemment, aucun de danger de génocide. Un tel rapprochement serait d’ailleurs insultant pour le million de Tutsis massacré il a 20 ans. Pour autant, n’y a-t-il vraiment pas de raison de s’inquiéter lorsque le « jour de la colère » on a vu des manifestants hurler des slogans antisémites que l’on avait plus entendus en France depuis la Deuxième Guerre mondiale ? Rien à voir avec Dieudonné ? Il serait difficile de le prétendre après avoir vu avec quelle chaleur ces manifestants accueillaient Alain Soral.

Pour tout vous dire, votre refus de voir chez Dieudonné ce déferlement de haine permanent me parait relever, de fait, d’une banalisation coupable des propos de « l’humoriste » et d’un aveuglement quant aux conséquences que ce discours martelé sur la toile à jets continus peut avoir sur notre société en ce moment fragilisée et dans une Europe en crise qui s’empoisonne de partis extrémistes.

Voilà mon cher Jean, les réflexions qu’a généré votre prestation télévisée.

Amicalement,

André V.

PS : Vous avez invoqué Voltaire.
Premièrement, cette citation (sempiternellement répétée par Meyssan et Soral) « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire » est aussi apocryphe que fameuse. Mais surtout, elle ne cadre nullement avec les positions du patriarche de Ferney, qui certes luttait pour l’instauration de la tolérance, mais qui ne se serait jamais battu pour défendre les jansénistes, les convulsionnaires et autres fanatiques de tout poils. Bien au contraire, les Lumières qui commençaient alors doucement à pleuvoir sur l’Europe ne rassuraient guère le philosophe qui voyait combien la civilisation policée du XVIIIe siècle (qui ne concernait bien sûr qu’une minorité de sujets) restait menacée du retour de la barbarie à cause du fanatisme toujours à l’œuvre. Oui, bien avant Brecht, Voltaire aurait pu dire que « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ».

Huffington Post, 12 février 2014