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60 ans de conflit israélo-arabe par Boutros Boutros-Ghali et Shimon Perès

PROLOGUE : L’ÉVEIL À LA POLITIQUE

Une vieille famille patricienne copte – « C’est la question éthiopienne qui m’a amené à m’engager en politique » – Pionnier en Palestine – Marx et Lénine, ou les prophètes de la Bible ? – Les Juifs du Yichouv et les Arabes – La famille Boutros-Ghali et la question palestinienne

ANDRÉ VERSAILLE : Je vous propose de commencer notre parcours par l’évocation de vos itinéraires respectifs pour retrouver ce qui vous a éveillés à la chose politique.
Boutros Boutros-Ghali, vous êtes né au Caire en 1922. Vous appartenez à une vieille famille patricienne copte et vous baignez dans la politique depuis votre plus jeune âge.

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Oui, j’appartiens à une famille de la haute bourgeoisie qui a donné à l’Égypte de grands serviteurs de l’État, des politiciens, des écrivains et des intellectuels. Mon grand-père maternel, Mikhail Charobim était magistrat, écrivain politique et historien. Il a consacré à l’histoire de l’Égypte cinq brillants volumes. Son fils aîné, Chafik Charobim, fut un peintre fort connu. Son cadet, Wadie Charobim, après avoir obtenu un doctorat en entomologie à l’Université de Montpellier, a consacré sa vie à l’étude des vers à soie.
Mon arrière-grand-père paternel, Ghali Narouz fut à l’origine de la fortune familiale. Ses fonctions de gérant des biens du frère du khédive lui permirent de faire admettre son fils Boutros à l’école des Princes, réservée aux enfants de la famille royale. Mon grand-père Boutros-Ghali Pacha s’y lia d’amitié avec les futurs dirigeants du pays et occupa dès l’âge de trente-cinq ans le poste de secrétaire d’État à la Justice. S’inspirant du droit français, il posa les fondements de la législation égyptienne. À trente-six ans, il fut nommé ministre des Finances. Durant les dix-sept années suivantes, il fut chargé tantôt du porte-feuille des Affaires étrangères, tantôt de celui de l’Intérieur. Il fut le signataire de la Convention de 1899 qui a abouti à la création du Condominium anglo-égyptien au Soudan, avant d’être nommé, en 1908, Premier ministre. Malheureusement, deux ans plus tard, il succombait sous les coups d’un fanatique qui considérait qu’il avait trahi les intérêts de l’Égypte.
Ses deux fils aînés ont respecté la tradition familiale. L’aîné, Naguib Pacha Boutros-Ghali, dirigea les Affaires étrangères durant le protectorat britannique, de 1914 à 1922. Il fut ensuite ministre de l’Agriculture. Son cadet, Wassef Pacha Boutros-Ghali, auteur de plusieurs ouvrages et recueils publiés en France au len- demain de la Première Guerre mondiale, a occupé plus d’une fois le poste de ministre des Affaires étrangères. Il est intéressant de relever que les frères avaient choisi des partis politiques opposés. Wassef appartenait au Wafd, parti majoritaire, tandis que Naguib appartenait à un parti minoritaire. En revanche, mon père, le benjamin de la famille, Youssef Boutros-Ghali, marqué par l’assassinat de son père, détestait la politique. Il se consacra à la gestion du patrimoine familial.
Dans les années trente, mon cousin, Mirrit Boutros-Ghali, le fils de Naguib, a créé la Société d’archéologie copte, une société savante aujourd’hui dirigée par mon frère Wassef. Mirrit, fin analyste, consacra plusieurs études à la politique égyptienne qui firent beaucoup de bruit à l’époque. Dans l’un de ces ouvrages, il proposait notamment une réforme agraire, qui allait pour le moins à l’encontre des intérêts de la famille, et qui a en partie inspiré les Officiers libres dans les années cinquante. Son frère, Gueffery, rallié au parti wafdiste, fut élu député.

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Notables égyptiens (années 30)

Je n’ai pas vécu les années d’emprisonnement – sur ordre des Britanniques – de mon oncle Wassef ni sa condamnation à mort par un tribunal militaire. Mais il m’a raconté, plus tard, le sentiment de fierté qui l’avait envahi lorsque le juge prononça son arrêt de mort (mourir pour l’Égypte !) – avant d’annoncer, après un silence calculé, que cette peine serait commuée en une condamnation à perpétuité.
Enfants, nos héros n’étaient donc ni Robin des bois ni Saladin, mais le grand-père assassiné par un fanatique, l’oncle Wassef luttant contre l’occupa- tion militaire britannique, le cousin Mirrit et ses écrits précurseurs. Dans un autre ordre d’idées, je vouais une admiration sans bornes à l’amiral japonais Togo qui avait mis en déroute la flotte russe en 1905, à l’empereur Haïlé Sélassié d’Éthiopie qui avait combattu l’envahisseur italien, et à Gandhi ; autant de grandes figures qui avaient lutté contre le colonialisme occidental.
C’est dans cet environnement que j’ai grandi, dans ce climat propice à l’écriture, à l’art et à la politique, que certains membres de la famille combinaient avec talent. Si je rêvais de devenir un écrivain célèbre, je restais obsédé par l’image de l’homme d’État. Souvent d’ailleurs, il m’arrivait de croire que je pourrais associer ces deux voies différentes mais complémentaires. Mes études à la faculté de droit du Caire terminées en 1946 (les études juridiques étaient à cette époque la voie traditionnelle vers la carrière politique en Égypte), j’ai opté pour la recherche, l’écriture et l’enseignement en obtenant un poste de professeur à l’Université du Caire. Mais la politique n’était pas pour autant absente, car mes recherches, mes publications, mes cours portaient sur les sciences poli- tiques et les relations internationales.

ANDRÉ VERSAILLE : Comment les Musulmans regardaient-ils la minorité copte dans la première partie du XXe siècle ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Les Frères musulmans supportaient mal que les Coptes accèdent à de hautes fonctions politiques. Que mon grand-père puisse devenir le chef du gouvernement était inadmissible à leurs yeux : « Comment ? sur les douze ou treize millions d’Égyptiens on n’avait trouvé qu’un Chrétien qui soit digne de devenir président du Conseil ? » Comme c’était la première fois qu’un Chrétien accédait à la magistrature suprême, la méfiance et les rumeurs allaient bon train : « Il a dû être appuyé par Londres ou par le khédive... » En réalité, mon grand-père n’était pas anglophile, mais il était très occidentalisé – comme toute ma famille, d’ailleurs. Profondément nationaliste, mais politiquement réaliste, il tenait pour nécessaire que l’Égypte s’ouvre à l’Occident.
Je précise que, loin d’être rare, ce sentiment était assez répandu en Égypte – chez les Chrétiens, comme chez les Musulmans. On croit généralement que les non-Musulmans étaient en faveur de l’occidentalisation de l’Égypte par crainte qu’un islam majoritaire ne fasse d’eux des citoyens de seconde catégorie. C’est une idée fausse, car beaucoup de non-Musulmans avaient occupé des fonctions importantes en terre d’Islam. C’était même une des caractéristiques des sultans ottomans que de s’entourer de conseillers issus des minorités : avoir des ministres non musulmans les mettait à l’abri d’un coup d’État. Ce n’était pas dans le but d’acquérir une pleine citoyenneté que les Chrétiens militaient pour une occidentalisation de l’Égypte – puisque, dans les faits, ils possédaient déjà un pouvoir non négligeable, mais pour favoriser l’entrée du pays dans la modernité.

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Le roi Farouk (fin des années 40)

À ces pro-Occidentaux s’opposaient les fondamentalistes islamiques qui estimaient que l’Égypte, faisant partie de l’Empire ottoman, se devait de rester ancrée dans le monde musulman. Le mouvement fondamentaliste que nous voyons à l’œuvre actuellement, et qui exige le retour aux valeurs de l’islam pur et dur, prêche le refus, voire la haine de l’Occident et manifeste la volonté de chasser les « Croisés » de la terre d’Islam, ne date pas d’aujourd’hui.

ANDRÉ VERSAILLE : Quel est le premier événement qui va vous amener à vous engager en politique ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : C’est la question éthiopienne. J’avais treize ans en 1935 quand l’Éthiopie a été conquise par Mussolini et que le Négus a dû s’exiler. J’ai ressenti cette situation comme une insupportable agression contre l’ensemble du monde pauvre. Peu après, lorsque Haïlé Sélassié est passé par le canal de Suez, j’ai été bouleversé. J’ai même vendu des timbres au profit d’un fonds d’aide à l’Éthiopie. J’étais en révolte, non contre l’Italie en tant que telle, mais contre l’intolérable tutelle que l’Europe exerçait sur le monde africain et le monde arabe, sur ce que l’on n’appelait pas encore le tiers-monde.

ANDRÉ VERSAILLE : Shimon Peres, vous, vous êtes né en 1923, dans le shtetl de Vichneva, en Pologne. Issu d’une famille de sionistes convaincus, vous arrivez en Palestine en 1934 ; c’est donc à l’âge de onze ans que vous faites votre aliya.

SHIMON PERES : Oui, mon père, marchand de bois, avait été pratiquement acculé à la cessation de ses affaires à cause des taxes insupportables qui frappaient son commerce. Mais de toute façon, il était depuis longtemps décidé à émigrer avec sa famille en Palestine. Il est donc parti en éclaireur monter une affaire de bois à Tel-Aviv, ville nouvelle, fondée quelque vingt-cinq ans auparavant. Deux ans plus tard, il nous a fait venir, ma mère, mon frère et moi.

ANDRÉ VERSAILLE : Vous arrivez donc en Palestine, comment vous apparaît-elle ?

SHIMON PERES : À Vichneva, j’avais de la Palestine une image idéale, grandiose, paradisiaque. En arrivant sur place, tout m’étonna. À commencer par la nature : je venais d’un pays où le ciel était perpétuellement gris ; ici le ciel était toujours bleu. Là-bas les arbres étaient grands et solides ; ici ils étaient petits et chétifs. Même les membres de ma famille, que j’avais rejoints à Rehovot, étaient très différents de ceux de Pologne : grands, forts, basanés... Je me souviens aussi des senteurs des oranges que je goûtais pour la première fois et dont le parfum m’enivrait. La nourriture aussi était différente : c’est en Palestine que j’ai découvert les salades de crudités et le yaourt.
Je visitais avec ravissement les kibboutzim, qui incarnaient à mes yeux la vraie vie, la vie égalitaire et fraternelle. À ce moment, je pensais que l’homme idéal, c’était le pionnier. Tout me semblait beau, plein de promesses, et je me sentais profondément heureux d’être là.

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J’étais passé d’un monde à un autre, qui, loin d’être figé comme le précédent, était en pleine évolution : je voyais des usines se monter, l’université de Jérusalem attirer de plus en plus d’esprits brillants, Toscanini venir diriger l’orchestre symphonique de Tel-Aviv...
Ma vie quotidienne se transformait du tout au tout : j’ai commencé par changer de tenue, troquant mon vêtement de citadin contre la chemise ouverte et le short. J’abandonnai également les traditions religieuses : je ne respec- tais plus ni les shabbats ni les prescriptions de la casherout, je ne portais plus de kippa et la synagogue du samedi matin ne faisait plus partie de mon rituel hebdomadaire. J’allais pratiquer du sport, puisque le développement physique était un élément important de l’idéologie sioniste qui entendait façonner le Juif nouveau. Même les conversations avec mes amis avaient changé : elles ne roulaient plus sur les goys redoutés ; ceux-ci étaient remplacés par les Arabes. Appréhendions-nous plus les Arabes que les goys en Russie ? Disons que ce n’était pas la même peur : si nous nous trouvions devant un nouvel ennemi, au moins celui-ci n’était-il pas notre maître. Il pouvait s’avérer plus dangereux que le précédent, mais nous pouvions nous défendre.

ANDRÉ VERSAILLE : À partir de quel âge prenez-vous conscience de l’importance du projet sioniste auquel vous allez consacrer votre vie ?

SHIMON PERES : Lorsque je suis entré au lycée, je me suis retrouvé au sein d’un milieu de jeunes issus de familles aisées, plutôt de droite. Mais je me sentais de gauche, et j’étais le seul élève de ma promotion à défendre des idées socialistes. C’est donc tout naturellement qu’en 1937, j’ai rejoint un des mouvements de jeunesse socialiste, l’Hanoar Haoved (la Jeunesse ouvrière), qui me semblait le plus proche de l’idéal sioniste tel que je le concevais. De plus, l’Hanoar Haoved avait engendré un grand nombre de kibboutzim dont étaient issus de très bons écrivains et poètes, ainsi que des officiers qui allaient occuper des fonctions importantes dans la Haganah, organisation militaire alors illégale qui s’armait clandestinement. Je m’imprégnais d’une morale prolétarienne, grâce notamment à David Cohen, le fondateur du mouvement, qui nous racontait des histoires hassidiques qu’il mâtinait de socialisme : il trouvait le moyen de faire coexister le penseur hassidique Rabbi Nahman de Breslav et Karl Marx. Et cela m’enchantait.
Situé non loin de Lydda (actuellement Lod), le village de jeunesse Ben Shemen avait été fondé par l’Hanoar Haoved afin d’accueillir des orphelins venus de l’étranger et d’en faire des pionniers. Chaque année deux jeunes du Yichouv étaient invités à rejoindre Ben Shemen. L’année de mes dix-sept ans, après avoir obtenu mon diplôme, mon chef de groupe me proposa de quitter Tel-Aviv pour entrer dans ce village. J’ai immédiatement accepté, et avec enthousiasme. J’étais excité par ce projet d’aller défricher la terre, de rendre féconds des sols depuis si longtemps desséchés, de repousser les agressions des Arabes qui essayeraient en vain de détruire cette œuvre magnifique... Comme vous le voyez, j’étais totalement intoxiqué par l’idéal sioniste.
À quinze ans, peu avant la guerre, j’ai rejoint la Haganah. Pour y entrer, il fallait subir une espèce d’initiation. C’était une cérémonie assez solennelle qui se tenait à la nuit tombante. Pour la circonstance, on avait installé une bougie et mes camarades avaient apporté un revolver et une Bible sur laquelle j’ai prêté serment. Dès le lendemain, j’ai commencé à m’entraîner au tir et, très rapidement, j’ai été chargé de monter la garde. Je passais la nuit en faction dans une guérite en béton à la sortie du village : on m’avait donné un fusil et assigné un poste dont j’étais nommé le responsable. Un bien beau titre ! En réalité, ce poste occupait deux personnes : moi, le chef, et mon subordonné... Vous voyez comme j’étais devenu important !

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Manifestation arabe contre les sionistes (fin des années 30)

ANDRÉ VERSAILLE : Engagé dans la jeunesse pionnière sioniste, comment se passe votre vie quotidienne dans le Yichouv, la communauté juive en Palestine, et comment se poursuit votre apprentissage politique ?

SHIMON PERES : À Ben Shemen, je partage mon temps entre le travail (le jour) et l’étude (le soir), tout en défendant le camp contre les Arabes qui, la nuit venue, nous tiraient dessus. Les déplacements de jour étaient toujours risqués, et notre bus était régulièrement lapidé. À part ça, nous passions notre temps libre en discussions politiques ou idéologiques. Celles-ci tournaient principalement autour de l’identité du mouvement sioniste : notre mouvement était-il socialiste, voire révolutionnaire, ou bien s’appuyait-il sur la Bible ? À l’époque, comme l’ensemble de la gauche mondiale, les jeunes pionniers progressistes et idéalistes que nous étions étaient fascinés et galvanisés par l’Union soviétique et le message de fraternité qu’elle nous paraissait répandre. À cela s’ajoutait le fait que la Russie était le pays d’origine de beaucoup d’entre nous, ce qui rendait la « patrie du socialisme » d’autant plus proche : les classiques russes, Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine, Tchekhov ou Gogol étaient nos livres de chevet ; et bien des chants hébreux que nous entonnions avec ferveur autour des feux de bois étaient en réalité des adaptations d’airs populaires russes.

ANDRÉ VERSAILLE : Le communisme avait-il fortement imprégné le sionisme de gauche ?

SHIMON PERES : Oui, mais le mouvement ouvrier était déchiré entre deux grandes tendances : celle, marxiste-léniniste, de l’Hashomer Hatsaïr, et une autre plutôt social-démocrate, celle du mouvement travailliste. L’Hashomer Hatsaïr prônait la lutte des classes, la révolution et le collectivisme, tandis que le mouvement travailliste défendait l’idée d’un socialisme spécifiquement sioniste et récusait le concept de lutte des classes, considérant que les conditions socio-économiques dans lesquelles nous vivions étaient telles qu’il n’y avait pas de classes. Nous reprochions à l’Hashomer Hatsaïr de vouloir appliquer artificiellement à Israël un socialisme importé, alors que notre projet était de créer une « nation de travailleurs ».
De l’autre côté de l’échiquier politique se tenait le Betar, mouvement de jeunesse émanant du sionisme de droite dont les uniformes (chemises brunes, casquettes à visière, etc.) rappelaient désagréablement les mouvements d’extrême droite européens.

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ANDRÉ VERSAILLE : Nous sommes alors en pleine période stalinienne.

SHIMON PERES : Oui, et dans bien des kibboutzim que ces mouvements avaient créés, la photo du petit père des peuples, « soleil des nations », trônait à la place d’honneur du réfectoire.

ANDRÉ VERSAILLE : Et quand, en août 1939, Staline signe un pacte de non- agression avec Hitler ?

SHIMON PERES : Je vous laisse imaginer notre désespoir ! Je dis « notre », parce que même pour les travaillistes non marxistes, comme ceux du parti Mapaï, cet accord fut vécu comme une trahison suprême. Il faudra attendre l’attaque de l’Union soviétique en 1941 par les troupes nazies et la mise en place de la grande Alliance entre les pays démocratiques et l’URSS, pour que nous, militants de gauche toutes tendances confondues, « oubliions » notre honte.

ANDRÉ VERSAILLE : Vous-même, avez-vous été tenté par le marxisme ?

SHIMON PERES : Jeune, avant la guerre, je me sentais, comme je vous l’ai dit, « de gauche », mais sans ancrage précis. Ce qui m’a orienté vers une vision travailliste antimarxiste, c’est un séminaire donné à Ben Shemen lors duquel deux brillants conférenciers se sont affrontés. Le premier, Yoske Rabinowitz, très cultivé, tenait le marxisme pour une authentique science qui posait correc- tement les questions auxquelles la dialectique hégélienne apportait les réponses justes. Il ne faisait pas de doute pour lui que l’Union soviétique était inexorablement en marche vers des lendemains radieux. L’autre orateur était Berl Katznelson, codirigeant avec Ben Gourion du parti travailliste Mapaï. Anti-marxiste et antiléniniste convaincu, il s’appliqua méthodiquement à démolir la vision idéaliste que l’on pouvait avoir de l’Union soviétique, en rappelant notamment comment les communistes avaient trahi toutes leurs promesses : liberté individuelle, liberté nationale, liberté religieuse ou intellectuelle, abolition de la peine de mort, société sans classes, etc. Il montra à quel point Staline exerçait un pouvoir despotique et cruel, et combien le mensonge et la terreur régnaient en URSS.
Katznelson m’avait totalement convaincu, et, à la suite de ce séminaire, lui et moi avons noué des relations qui eurent un impact très important dans ma vie. C’est notamment par lui que j’ai rencontré Ben Gourion.

ANDRÉ VERSAILLE : Ben Gourion, qui était peu séduit par le marxisme.

SHIMON PERES : C’est peu dire ! Contrairement à la majorité des sionistes qui se sentaient très proches des idées socialistes et marxistes, Ben Gourion n’inscrivait pas du tout le Mapaï dans la mouvance socialiste. Il a toujours préféré parler de « travaillisme » plutôt que de « socialisme ». Radicalement anticommuniste, il croyait l’homme essentiellement mû par un idéal spirituel. La froide vision économique marxiste lui paraissait dogmatique et le communisme stalinien, une fausse route. Il ne se référait donc ni à Marx, ni à Lénine, ni à Rosa Luxembourg : il leur préférait les prophètes Amos et Isaïe. Il estimait d’ailleurs que le droit des Juifs sur la Palestine prenait sa source dans la Bible, et il se référait souvent au royaume d’Israël de l’époque des Prophètes, dont il connaissait bien l’organisation politique. Selon lui, le judaïsme était inconcevable sans le retour sur cette même terre qui lui donne son plein sens. Cela allait très loin, puisqu’il estimait que, pendant les deux mille ans de sa dispersion, le peuple juif avait été improductif, que la Diaspora avait marqué historiquement un arrêt dans le développement de la vie juive, dont elle n’avait fait que dévier le caractère juif. Même s’il avait de l’admiration pour les grands hommes juifs comme Freud ou Disraeli, il ne les voyait pas comme un exemple de l’accomplissement de la vie juive. Il ne considérait donc pas Israël comme une réponse à la vie diasporique, plutôt tragique, mais comme une continuation de l’époque biblique après deux millénaires de latence. Il était convaincu qu’après cette espèce de vide historique, la création de l’État d’Israël redonnerait à la vie juive le souffle qu’elle avait perdu après la destruction du second temple de Jérusalem. C’est pourquoi il accordait tant d’importance à l’immigration des Juifs en Israël.

ANDRÉ VERSAILLE : Ces discussions concernent l’identité du sionisme. Mais nous sommes là dans le débat théorique. Qu’en était-il des discussions relatives à la question palestinienne proprement dite ?

SHIMON PERES : L’autre perpétuel débat avait trait, en effet, à la question du partage de la Palestine. Ce point n’opposait pas seulement la droite à la gauche ; il divisait la gauche elle-même, entre ceux qui voulaient à tout prix que l’on établisse un compromis avec les Arabes (certains allaient jusqu’à admettre la solution d’un État binational au sein duquel les Juifs et les Arabes pourraient vivre en bonne harmonie) et ceux qui ne croyaient guère à cette fraternité judéo-arabe et refusaient toute idée de partition de la Palestine, estimant qu’elle devait revenir tout entière aux Juifs.
Face à cette question Ben Gourion avait une vision réaliste. Ayant compris que la position maximaliste pouvait être fatale au sionisme, il estimait plus sage de se contenter d’une partie de la Palestine et de se mettre enfin à construire l’État juif, plutôt que de poursuivre un projet plus ambitieux mais visiblement chimérique.

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ANDRÉ VERSAILLE : À cette époque, comment les Arabes palestiniens sont-ils regardés par les Juifs du Yichouv ?

SHIMON PERES : Le credo sioniste était la recherche d’« une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Et nous considérions, plus ou moins sincèrement, la Palestine, non pas comme une terre « vide » mais comme traversée par des populations sans domicile fixe à cinquante ou cent kilomètres près. En outre, nous ne percevions pas les Palestiniens comme un peuple distinct des Arabes de la région. Vous remarquerez d’ailleurs que lorsque l’ONU décidera de partager la Palestine, la résolution parlera de la création de deux États, l’un juif, l’autre « arabe », et non pas « palestinien », ce qui montre bien que, dans la conscience internationale de l’époque, les Palestiniens n’étaient pas regardés comme un peuple spécifique.
En outre, le fait que le dirigeant palestinien, le mufti de Jérusalem Hadj Amin el-Husseini, s’était révélé d’un extrémisme et d’un antisémitisme forcené, jusqu’à se ranger ouvertement du côté des nazis (sa fameuse visite à Hitler, le 28 novembre 1941, ne laissait planer aucun doute sur ses sympathies), nous avait confortés dans l’idée que la revendication nationaliste palestinienne était largement entachée d’antisémitisme. Cela explique que, dans sa majorité, le Yichouv n’était pas très attentif à la « cause palestinienne ».
Néanmoins, l’homme qui avait créé Ben Shemen et qui le dirigeait, le Dr Siegfried Lehmann, était un authentique homme de paix. Cet humaniste cultivé, raffiné, appartenait au groupe Brit Shalom dont faisaient partie le philosophe Martin Buber et le directeur de l’université hébraïque de Jérusalem, le Dr Magnes. Ce groupe, soutenu par Albert Einstein, militait ardemment pour un rapprochement judéo-arabe. Sous l’influence de Lehmann, nous allions visiter pratiquement chaque samedi des villages arabes. Ces rencontres se passaient fort bien : nous étions accueillis très chaleureusement selon la tradition de l’hospitalité sémite, et les discussions relatives à l’avenir de la Palestine res- taient toujours empreintes de cordialité.
Comme vous le voyez, nous étions dans une contradiction totale : une fois par semaine nous tentions de jeter un pont entre les Arabes et nous, tandis que les nuits nous devions régulièrement nous défendre contre les attaques lancées par des Arabes dont certains étaient peut-être de ceux qui nous avaient reçus le samedi précédent...

ANDRÉ VERSAILLE : Et du côté égyptien, comment la famille Boutros-Ghali regarde-t-elle la question palestinienne ?

BOUTROS BOUTROS-GHALI : Depuis le début du siècle, ma famille a été sensible à cette question. Theodore Herzl est d’ailleurs venu voir mon grand-père, alors ministre des Affaires étrangères, pour lui proposer de créer une colonie juive dans le Sinaï. Mon grand-père avait marqué son accord à la condition que ces Juifs prennent la nationalité égyptienne.
Plus tard, dans les années trente, mon oncle, ministre des Affaires étrangères, qui fit entrer l’Égypte à la Société des Nations en 1937, prononça un discours dans lequel il déclara que la question palestinienne ne se résoudrait que dans le cadre d’une coexistence harmonieuse entre Juifs, Chrétiens et Musulmans.
Cela étant, il faut bien reconnaître que le problème palestinien était considéré comme très marginal par la population égyptienne, bien plus soucieuse d’obtenir le départ des Anglais et la complète indépendance du pays. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la question palestinienne n’était d’ailleurs pas perçue comme particulièrement dramatique car le nombre de Juifs qui arrivaient en Palestine était très limité, et il le sera encore plus à partir de 1939 avec la promulgation par les Britanniques du « Livre blanc ».